jeudi 22 décembre 2011

François Beaune n'aime pas Alexandre Petit

(Entrevue réalisée pour le ...491 d'octobre 2011)

Avec son premier roman, Un homme louche, chez Verticales, François Beaune était l'auteur surprise de la rentrée de septembre 2009, et les éloges critiques semblèrent alors atteindre des sommets, puisqu'on l'entendit même comparé à la Nausée de Sartre, à cause de ce brillant concept de sous-réalité. Deux ans après, l'auteur croix-roussien s'est remis de ce tonnerre médiatique auquel il fit fasse, et surtout il s'est remis au travail. Une résidence à Manosque, l'année dernière, lui a permis de terminer ce nouveau roman, Un ange noir, toujours chez Verticales, qui est la confirmation de son talent et, j'en ai l'impression assez vive, la promesse de romans de plus en plus beaux. Le jeune homme annonçait un polar et, oui, s'il fallait classer absolument chaque livre dans une rangée spécialisée, disons qu'il s'agit d'un polar. Les codes propres au genre sont à peu près respectés, puisqu'il y a bel et bien un cadavre, un suspense, et une enquête. Mais le suspens, intelligent et maîtrisé, n'est ici qu'un effet de manche, c'est une « dramaturgie » conçue, nous confie François Beaune, « pour le plaisir de la lecture ». Elisa est morte dans son bain, entourée de dizaines de canards en plastiques, et serrant contre elle un doudou tâché de sang. Le suspect numéro 1, en fuite, s'appelle Alexandre Petit, 37 ans, dont le prénom dit assez bien, je crois, qu'il n'était pas désiré, et c'est lui qui va mener l'enquête. La police écarte très vite l'hypothèse de sa culpabilité, mais, sur sa lancée, lui continue sa cavale. Ce vieux garçon a une personnalité limite, de celles qui pourraient être autrice d’œuvres d'art brut, d'ailleurs c'est lui qui signe la plupart des pages de ce livre. Et tout se lit comme si l'auteur nous donnait à lire le texte de son personnage, le texte d'un homme lettré, écrivain, avec ses tics de langages, mais aussi ses emportements, ses trouvailles, son lyrisme et, je crois, son beau style. Alexandre Petit est xénophobe, méprisant, moralisateur, et idéaliste. Il se nourrit de fruits au sirop subtilisés aux Restos du cœur où il est bénévole et c'est aussi un employé de la Sofres très au courant des statistiques dont l'écriture focalise de plus en plus sur sa mère... Quelques questions à François Beaune.


Le personnage de ce livre est un homme dont on pourrait s'amuser à dire qu'il est louche, à l'instar de Jean-Daniel Dugommier...

Ah peut-être, mais autant le personnage d'un homme louche pourrait être un ami, autant Alexandre Petit est tout ce que je déteste. Ce sont deux figures complémentaires, deux solitudes, avec leurs univers bien à eux et surtout, leurs façons très personnelles d'appréhender le réel. Tandis que l'un observait le monde en cherchant à le comprendre, l'autre, l'ange noir, est idéaliste, et cherche à changer le monde. Il a des délires de pureté, il croit en une nature des choses, que la société ne respecte pas... ce qui fait de la réalité, telle qu'il la perçoit, quelque chose de dégoûtant. Il est dans une frustration permanente, finalement c'est un indigné, mais un indigné tout seul, avec une haine de soi qu'il projette sur tous les autres.

En effet, Alexandre Petit fait partie d'un groupe d'humains, selon ses propres mots, « conçus à perte par la nature », mais que la médecine moderne a réussi à sauver... ce qui donne aujourd'hui une société des « ni faits ni à faire », critique-t-il. Mais dans ses colères, il a le verbe haut et souvent, je trouve qu'il fait mouche, non ?

Oui, il faut bien qu'il ait quelques fulgurances, comme celle qui l'amène à dénoncer la laideur des enseignes bon marché parce qu'il croit que la laideur est calculée pour attirer les pauvres et que le marketing associe la laideur aux prix bas. C'est aussi quelqu'un qui ressemble aux gens de sa génération, il a de beaux diplômes, obtenus brillamment, et il n'est qu'un petit employé de la Sofres. Tant de gens, aujourd'hui, font des métiers sans rapport ni avec leur compétence, ni avec leur désir.
L'écrivain prend-il un certain plaisir à se mettre dans la peau d'un personnage aussi allumé ?

Aucun. J'ai passé un hiver assez pénible, à Manosque, avec lui, un sacerdoce. Pour réussir ce personnage, il me fallait être en empathie avec lui et franchement, l'expérience fut intéressante, mais pas jouissive. Je n'aime pas Alexandre Petit. 

Un Ange noir, éd. Verticales, 280 p, 17,90 euros 

mardi 20 décembre 2011

Pas d'inquiétude, le livre de Brigitte Giraud, pas politique ?

Je dois avouer que je ne suis entré dans l’œuvre de Brigitte Giraud qu'à petits pas. J'ai rencontré l'autrice lyonnaise avant même de lire une ligne d'elle, pour le boulot, je l'avais trouvée sympathique et j'avais peur de penser du mal de son écriture, je n'aurais pas forcément su faire le faux-cul, par la suite. Je me suis risqué d'abord en 2010 à lire Une année étrangère, surtout parce que j'avais rencontré Brigitte Giraud plusieurs fois à la Croix Rousse, et qu'un jour, peut-être six mois avant la publication de ce roman, elle m'avait dit, enfin, tu sais, ça y est, j'écris, j'ai trouvé deux mois pour m'isoler, ça y est, je vais écrire. Dans ses yeux, dans toute l'expression de son visage, j'avais cru voir de la joie, comme un doute qui s'était enfui. C'était la preuve, pour moi, que Brigitte Giraud n'écrit pas pour amuser la galerie, jamais. En effet, la lecture d'Une année étrangère fut un choc. Je n'ai jamais pensé de ce roman qu'il était un "grand livre", ou un "chef d’œuvre", ces deux mots n'exprimant d'ailleurs que l'impuissance à critiquer, qualifier un texte. Mais j'ai eu la certitude que Brigitte Giraud était une "grande autrice".

Une "grande autrice", déjà parce qu'elle possède une voix, qui est sa voix, et dont l'ampleur, la beauté, me saisi plus encore dans Pas d'inquiétude. Sa phrase est simple, sans afféterie, sans emportement, sa musique s'installe au creux de moi, sa langue vibre en moi, c'est doux mais pas seulement, cela peut être terrible, descendre dans mon ventre, à la source de tant de primitives inquiétudes. L'idée de ce roman lui vient quand elle entend à la radio une anecdote, l'histoire d'une usine où les ouvriers ont cotisé leurs jours de RTT au profit d'un des leurs, qui n'avait plus un jour à prendre, mais qui avait un môme malade à la maison et aucun moyen de le faire garder. Brigitte Giraud, à partir de cette anecdote, sans chercher à enquêter, tisse un roman magnifique, implacable.
Si vous interrogez Brigitte Giraud sur ses intentions, elle vous répondra qu'elle se sent incapable d'écrire un livre politique. Et il est vrai que Pas d'inquiétude n'est pas, à proprement parler, un essai politique. Une famille vient d'emménager dans une maison d'un lotissement, avec son bout de pelouse qui donne directement sur un ruisseau. Mehdi, le petit, tombe malade. Cet accident dans le continuum de la vie de chacun est immédiatement le révélateur absurde du contexte social, des humiliations contingentes, mesquines, subies par cette modeste famille. L'autrice me semble ici d'une cruauté sidérante, tellement je crois voir, dans les pensées du père, à nu, aussi bien que dans l'enchaînement des faits, et des micro-événements, une vérité profonde, c'est à dire une vérité qui va au-delà d'une réalité de surface, puisque au moment où je suis touché, dégoûté, révolté, j'en exprime une idée. Quand la mère obtient le soutient de son patron, Brigitte Giraud évoque la jalousie que cela provoque dans les bureaux, la solidarité dans l'usine que le père a bien du mal à assumer. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'autrice, sans donner de consigne de vote, prend position, claire et nette. La description est lucide, désespérante, je sais que certains lecteurs, rendus à leur impuissance, ont lâché le livre ici. Le début, à cause de ce révélateur ultra-violent de la belle langue, est d'une densité incroyable, mais il me sera difficile, de toute façon, jusqu'à la dernière page, de reprendre mon souffle. Je ne suis pas loin des larmes, plusieurs fois, j'ai de vieilles révoltes qui se réveillent lorsque je lis, sans caricature, la culpabilisation de l'employée, de l'ouvrier, dans leur travail, celle des parents par le médecin. Ce que cela provoque dans le couple, les tensions, les désirs, l'absence de désir, le besoin de l'autre ou son rejet, ce que cela implique pour la grande sœur de Mehdi, plus seule que jamais au moment le plus difficile de sa jeune existence. Le père construit un mur pour contenir les crues du ruisseau, au pied de son terrain : en vain. La charge émotionnelle du récit est telle que je ferme le livre quelques fois. Pour l'ouvrir aussitôt, car Pas d'inquiétude, qui est donc bien le contraire d'un livre sans politique, est de ceux qui ne vous lâchent pas, à cause de cette voix posée, claire, le style sans esbroufe et sans pathos de Brigitte Giraud dont le débit régulier, quoique musical, n'en a pas terminé, pas encore, s'il vous plait, pas encore, avec moi... 

Pas d'Inquiétude, de Brigitte Giraud, chez Stock, 270 p, 19 euros.