jeudi 27 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (30)

Dix-huitième jour
Que de beautés, que de misère aussi. Car j'ai fini par arriver à Fès, aux alentours de 18 h 10. Nous sommes passés par le haut de la ville. Et c'est simple. On laisse les Marocains, ici, vivre dans les ordures. J'allais écrire dans leurs ordures, mais je crois que ce ne serait pas complet. Beaucoup de gens viennent à Fès, comme moi. Les gens vivent dans les ordures. Tu prends une poubelles bien pleine, tu la renverses et elle se répand sur, disons, deux mètres carrés. La banlieue de Fès, entre les immeubles, c'est la même impression sur des milliers et des milliers de mètres carrés. J'avais déjà remarqué un phénomène dans le genre à Casa, mais pas de cette ampleur. Les campagnes marocaines, loin des grands centres, sont jonchées de détritus, de plastiques en tous genre, de boîte de fer... Si bien que les paysans protègent leurs champs d'une sorte de bocage d'épines, pour que s'y accrochent les sacs emmenés par le vent. Les ordures, c'est une évidence, sont un fléau du Maroc. Putain. Ils vivent dedans.

Dix-neuvième jour
À la terrasse du restaurant ou nous avons dîné, hier soir, avec Sylvie et Sylvain. Le couple d'éducateurs de Maison-Alfort, rencontré dans le bus, et amoureux de Chef Chaouen. Deux personnes adorables. « Cinq semaines en Inde c'était trop, on n'avait pas anticipé, c'était trop ». Cette phrase, précisément cette phrase, prononcée par Sylvie, commence alors son travail, dans mon ventre, et partout en moi, j'irai en Inde, je dois aller en Inde. À ma vue, quatre minarets, deux terrasses de restaurants, en ne comptant que celles qui sont sur les toits, les terrasses de l'hôtel Cascade, tiens, l'hôtel a l'air d'un autre acabit que le mien, il est pourtant recensé dans mon guide parmi les « pas chers ». La porte monumentale d'un palais et trois tours de guet, assez rapprochées, alors disons plutôt des tours d'enceinte militaires, crénelées, il faut dire que Fès est entourée de murailles gigantesques, qui cachent tout, les palais, les quartiers populaires. Et au loin j'aperçois cette campagne soyeuse, parcourue hier sur les chemins de terre. Le vent m'oblige à arrimer chaque objet, je commence à avoir froid.

Dix-neuvième jour
J'ai revu avec plaisir Sylvie et Sylvain, en revenant à l'hôtel. Ils avaient passés la pire nuit de leur séjour, et d'assez loin. Comme moi, ils ont entendu la musique du marchand de disques, dans la rue, jusqu'à point d'heure. Lui a vomi ses tripes et surtout sa pastilla, ce qui n'a pas dû améliorer leur soirée. Puis, quand ils ont cru s'en sortir à peu près, malgré des lits aussi durs que de la roche, dixit Sylvain, c'est le Muezzin qui a entonné son petit refrain, pendant une bonne demi-heure. A 4 h du matin, c'est un peu duraille, il faut bien l'avouer, j'en ai eu l'expérience, mes deux dernières nuits à Chef Chaouen. Ah et il paraît qu'un chat a cherché à rentrer toute la nuit dans la chambre, située il est vrai sur la terrasse de la pension Talaâ. Bref, je crois que j'ai fait une belle boulette en changeant de chambre, j'ai demandé une piaule sur la terrasse, je trouvais que c'était « plus sympa ».

lundi 24 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (29)

Dix-huitième jour
Fès. Ce matin j'ai encore hésité, mais pas tant que ça, j'ai eu le sentiment que la décision était prise. J'ai empaqueté tout ce que je pouvais, le grand sac, le petit, et j'étais enfin sur la route. J'ai prévu de prendre le bus de la CTM à 13 h 15, qui devait arriver à 16 h 30 à Fès. Le petit taxi me dépose dans la gare routière et là tout se passe très vite. Un mec me demande : Fés ? Je réponds oui. Il m'amène dans la gare et me montre un guichet à côté de celui de la CTM. Un bus privé, donc. Je me dis que ce sera moins cher, et j'accepte. Devant le bus, je repère deux Français qui m'aprennent que le bus que nous allons prendre n'est pas direct. Il faut descendre à Sidi Kacem et de là prendre un autre bus. Je sens le plan foireux, quand même. Il est midi et nous entrons déjà dans le véhicule. Un taudis roulant, sur sa troisième vie, avec des fauteuils moins rembourrés que des chaises en bois, et à peine plus doux. En fait, le bus ne partira pas avant d'être plein, 15 minutes après celui de la CTM. Sur la route, des paysans chargés de ballots, de sacs plastiques, hèlent le bus, et il s'arrête. Une vingtaine de personnes vient ainsi occuper la travée centrale. Parmi elles, un jeune homme à la peau sombre, dont j'admirais une main, avec laquelle il se tenait au porte-bagage. Le dessin de cette main brune était troublant de perfection, douce et ronde, elle dégageait en même temps une magnifique impression de puissance. Et le paysan s'est tourné vers moi, braquant son beau regard. Dans son visage rond, deux olives charnues s'illuminaient d'une éclatante lumière noire. Une cicatrice lui faisait une virgule, sous la lèvre. Il est descendu à Ouazane, c'est à dire au premier arrêt, avec une quinzaine de collègues. J'ai craint un instant que le vieil homme, à côté de moi dans la travée, comme ses vêtements pouvaient le laisser supposer, ne sente la biquette. Et il avait bien une odeur. Un peu de sueur, de feu de bois. Mais surtout la prairie et le vent clair et franc de la montagne.

Une véritable mer d'oliviers, avec ses tumultes, ses vagues, nous environne, presque jusqu'à Sidi Kacem. Un arrêt café pipi sur un parking qui n'a l'air de rien, dans une banlieue foutraque et poussiéreuse d'une bourgade sans aspect. Nous demandons, par prudence, si nous sommes à Sidi Kacem et, en fait, nous y sommes. On aurait aussi bien pu faire le tour du Maroc sans que personne ne nous adresse le moindre mot. Du coup nous lions conversation avec ce couple de Parisiens, en attendant le bus de Fès. J'apprends qu'ils y vont pour attraper leur avion. Il est environ 16 h 30, le bus se pointe, s'arrête en grinçant, on s'occupe de nous et nous redémarrons assez vite. Je regarde ma carte Michelin, franchement, je pense que nous n'en avons plus pour très longtemps. D'ailleurs je lis un panneau, assez vite, Fès, 10 km. Mais c'était sans compter que ce bus privé doit faire du chiffre, et qu'il remplit, c'en est une conséquence, une mission de service public. Le voilà qui ratisse toute la campagne pour récupérer les paysans du coin, sur des routes qui n'ont jamais vu de goudron. Je ne regrette pas du tout la ballade, ce que j'y ai vu d'humanité et de paysage est somptueux. Nous étions dans d'immenses plaines vallonnées, au milieu de champs de blé dont le chatoiement, sous le vent, me faisait penser à la Beauce de Zola. Sur la plaine mordorée se projetait en outre toute la tragédie du ciel. Des champs de patates, de carottes et de pois chiches, et des terrains en friche, découpaient des parcelles parfois spectaculaires, en pente, en terrasse, en haut d'une colline abrupte, chaque once de terre est exploitée. Des jeunes filles perchées sur des ânes, le petit frère, sans doute, à la suite, en extase, fier de conduire son animal, ramenaient de grandes corvées de branchages. Juste derrière, trois femmes fatiguées, visiblement heureuses, rigolaient, les cheveux noirs dépassant du châle et le visage brun source des mêmes harmonies que l'incessant concert du soleil, des nuages et du vent. Quelques kilomètres plus loin, un jeune homme vêtu d'une Djellabah rouge vif taquinait une jeune fille de son âge. Un petit gars, plus loin encore, sur son âne, nous faisait un salut jovial auquel je ne sus répondre que par un tendre sourire. La beauté brusque et folle de chacun, je dis bien de chacun de ses personnages. Folles, comme sont les herbes sauvages, je n'arrête pas de comparer ses sublimes apparitions à des fleurs sauvages. Je me laisse séduire par ce lieu commun, or je sais que la seule sauvagerie, ici, est la force de mon regard, de mon désir, de mon amour pour eux, pour ce pays. Que de beautés crues j'ai vu à travers la vitre.

jeudi 20 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (28)

Seizième jour
De nouveau dans ce restaurant cher, mais bon. En fait j'avais décidé d'aller ailleurs et puis mes pas m'ont dirigés ici. C'est un peu comme si je savais que j'allais y atterrir de toute façon. A cause du Tajine qu'ils intitulent « sucré ». Et du serveur, dont la vue me ravit. Il se trouve que c'est à l'évidence ici encore que j'avais mangé le meilleur couscous de ma quinzaine, et je viens d'engloutir un tajine excellent. C'est le genre de moment qui me réconforte de ma solitude. Le restaurant est chauffé, à côté de moi un bec de gaz, en face une cheminée, dont les retours de fumée sont redoutables. Je dîne dans une pièce principale de forme carrée, autour de laquelle s'organise la maison. Le plafond de cèdre peint est somptueux, monte en pyramide vers une petite coupole en verre, d'où pend, par une chaîne, une énorme lampe marocaine. Les tables de bois, rustiques, ont été faussement patinées, recouvertes d'une mosaïque de Fès. Le sol est pavé, comme il devait être quand il était celui d'un patio ouvert sur le ciel, avec le dessin d'une étoile marocaine en plein centre, en planches de bois rouge. J'ai fini mon dessert. Une tarte au citron à la marocaine. J'entends le jeune cuistot qui chantonne et je lui souris, il n'est qu'à deux mètres, il répond à mon sourire et il continue son travail, sans s'arrêter de chantonner.

Seizième jour
La solitude n'est pas toujours un état que je crains. Je suis d'ailleurs le premier gardien de ma solitude. Comme dirait un bonhomme qui se présentait comme un instituteur et qui espérait me montrer la médina de Tétouan, pour une dizaine d'euros : « Tu es gentil, mais tu n'en as pas l'air ». J'ai d'ailleurs dû congédier ce Monsieur de brusque façon. Je dois donc avoir un air farouche qui me protège, à peu près, des intrusions intempestives dans mon univers. Pourtant je ne cesse de regretter cet état qui, en voyage, me pèse. Lorsque je vois mes jeunes voisins américains qui arrivent à trois pour se partager une chambre et qui le lendemain accueillent encore trois camarades, ils sont à l'autre bout du monde, mais ensemble. Leur joie fait plaisir à voir, même s'il transpire de ce groupe, je dois dire, pas mal d'arrogance, celle de l'Amérique, combinée à celle de leur jeunesse et du groupe. Bref. Je les vois se réunir comme ça, et je pense à mes amis, ceux que je n'ai jamais rejoins, ceux qui ne me rejoindront pas. Je ne sais pas ce qui m'inspire le plus de tristesse. Je ne sais pas ce que j'inspire à mes amis. Qui le sait. Pourquoi ne brisent-ils pas ce cercle de ma solitude ? J'ai d'habitude plutôt le sentiment qu'ils brisent le cercle de leur propre solitude, avec moi. Cela me rend le service au moins de tromper le temps. Quel ami viendra donc à moi, un jour, en sacrifiant son intérêt du moment, pour moi, parce qu'il sait que j'ai besoin d'un ami. Et puis non, sans sacrifice, qu'est-ce que c'est que cette histoire de sacrifice... Non, parce que son bonheur, et donc son intérêt tout bien pesé, serait d'être en ma compagnie.

Un amoureux alors ?

Bien sûr je voudrais de l'amour. Mais prononcer ce mot, l'écrire, peut paralyser, ou réduire, le discours, pour ce qu'un lecteur peut y entendre. De l'amitié ? Qui revêtirait ce caractère d'absolu, parfois éphémère, et qui pourtant est une porte vers le sentiment d'éternité.

De la compagnie.

Je ne sais pas si je dois l'écrire, ça. 



mercredi 19 septembre 2012

Mes Carnets du Maroc (27)

Seizième jour
Je remarque un jeune garçon à la jolie figure, une douzaine d'années quoi, il marche les pieds nus en dedans, sur la plante. Je crois qu'il est une victime de cette maladie présente partout au Maroc, la poliomyélite, probablement. Des hommes voient leurs pieds peu à peu se retourner. J'en ai vu un sur les rives de Derb Ghallef à Casa, qui faisait la manche, pieds nus et sales comme les ordures où, sans doute, ils traînent. Ils étaient à l'envers. Et depuis j'ai vu nombre de garçons avec cette maladie. Pas de femmes. Ce môme de 12 ans, est-ce qu'on saurait le soigner en France ? Je me souviens qu'en France, on se souhaite bonne année, bonne santé, et on rigole. La santé, ça fait ridicule de se souhaiter la santé. Pourtant, c'est la pire injustice, la santé, la plus brutale. Quand je pense à tous ces connards, chez moi, qui se plaignent de payer trop de cotisations sociales. Vive la CSG.

Seizième jour
J'ai passé une partie de l'après-midi dans le patio calme et frais de l'hôtel, en compagnie d'Eugène. Oui, Tu scribo mucho s'appelle Eugène et, en fait, il est Italien. Il écoute Alpha Blondy en faisant du macramé. Mais je l'aime bien quand même. Je lisais les Lettre persanes, de Montesquieu, en me marrant comme je n'avais pas prévu de me marrer, et lui, face à moi, tranquillo, fabriquait un collier, puis un bracelet. Il me posait une question de temps en temps, à laquelle je répondais. Puis je lui demandais deux ou trois trucs sur sa vie, le tout en anglais, ça limite, mais voilà. « Is it youre job ? » demandé-je, par exemple. Eugène vit en effet, au moins en partie, de la vente de ses productions. « Summer time », explique-t-il. Il va vendre sa camelote sur les plages d'Italie et d'ailleurs, puisqu'il voyage beaucoup. Il s'est ainsi fait beaucoup d'argent au Ghana, me raconte-t-il, mais pas avec les touristes, il n'y en a pas, avec les hommes d'affaires locaux. Tout le contraire de ce qu'il pense pouvoir faire au Maroc, où j'ai pourtant le sentiment qu'il ne tentera pas sa chance. Il vient à Chef Chaouen, dans cet hôtel, depuis 6 ans. Pour y être tranquillo et fabriquer ses objets à l'ombre du Patio bleu du Mauritania hôtel.

lundi 17 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (26)

Quatorzième jour
Et donc toujours hier. Le criquet, sous les rires et les moqueries de Mounir, c'est mis dans l'idée que j'étais moi aussi très regardable. Mounir, ah, toi aussi, s'exclame-t-il, tu vas te marier cette année. Je lui réponds que je n'ai décidément pas de bol. Et je pense. En tous cas, me marier, j'en aurai le droit peut-être dès cette année. Si le corps électoral français le décide. Cette perspective, contre toute attente, fait bouger des choses en moi. Des choses.

Quinzième jour
Je croise beaucoup d'Européens, surtout des Espagnols. Il y en a un, tout de même, qui était mon voisin à Tétouan, mon voisin dans le bus, et que je ne cesse de croiser depuis. Je le soupçonne d'être Français, mais je n'en sais rien. Il ne m'attire pas du tout. Mais je me dis qu'on pourrait échanger un peu. Je l'aborderais : « Are you ? ». Et lui me répondrais : « You are ? ». Ou bien je parlerais plutôt à cet Espagnol, joli, punk sur les bords, babouse dans le fond, qui est juste à côté de moi et qui n'arrête pas d'écrire depuis que je suis rentré à l'Hôtel. C'est que ça en fait des pages. Nous sommes tous deux installés sur des banquettes, dans le patio sombre et bleuté. « Tu scribo mucho ». Il écrit de la main gauche sur un cahier d'écolier, le joint qui se consume doucement sur une table basse.

Quinzième jour
Je me marre parce que je suis dans un restaurant plutôt classe, 80 Dh le menu, et je commande couscous légumes, parce que je veux des légumes, enfin des légumes, et pour le dessert, puisque je n'ose pas demander le serveur qui est juste une merveille et qui me serait beaucoup plus qu'un dessert, une volupté, une idée du bonheur soudain s'allumant pour l'éternité dans mon ventre, ou peut-être un peu plus bas je l'avoue, je commande une salade de fruits. Pour les fruits. Et je suis content, je me dis que j'aurai mon quota de fruits et légumes, bravo le Ouam. Au passage, le conseil du guide du Routard a été bon, pour l'hôtel comme pour le restaurant : « le meilleur de Chef Chaouen ».

Seizième jour
Rappel des dépenses au neuvième jour : 4500 Dh
Depuis :
Hôtels : 180 + 554 + 180 + 240
Restaurants : 25 + 35 + 100 + 20
Pâtisseries : 12 + 50
Pressing : 60
Thé, café : à peu près 60
Voyages : 15 + 30 + 10 + 10
Sous-total : 1585, disons 1600 Dh
Total du voyage : 6100 Dh, soit environ 600 euros.
C'est bien, c'est bien, mais je crains Fez, Essaouira, Marrakech, Meknès, je crois que ce sera plus cher.

jeudi 13 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (25)

Quinzième jour
Il faut dire qu'ici, ou à Tétouan, la deuxième langue n'est logiquement pas le français, puisque avant l'indépendance en 1956, le Rif était sous protectorat espagnol. Et les Espagnols viennent en nombre, je dois dire, à Chef Chaouen. Je pense en particulier à une petite famille adorable, dans mon hôtel, les gamins me réveillent tous les matins vers 7 heures, mais j'aime ce réveil. La petite voix de la grande (elle doit avoir 3 ans) est un enchantement. Et elle l'ouvre, toujours en train de raconter un truc, ou de demander, mais pas de bonbons, pas le genre, plutôt comment c'est la vie des gens. Les parents, et surtout José le père, s'amusent toujours à la stimuler, ils jouent ensemble, lui posent des questions, lui montre une porte, une chaise ou ce qu'il y a sur la table, pour lui raconter des histoires que je ne saisis pas, et la gamine répond au quart de tour. Bien sûr les cajoleries ne sont pas rares, et il faut bien car les enfants, pour charmants qu'ils soient, sont des enfants, parfois ils hurlent, et même le matin. Ah, j'évoque ma matinée, je me rends compte que je n'ai pas raconté ma soirée d'hier.

Hier, je me suis senti de manger. Pas le grand repas qui tue, mais un peu. Je suis allé traîner autour des restaurants de la place Outa el Hammam et je me suis installé où j'ai pris mes habitudes, sur une des tables recouvertes d'une cotonnade bleue. Mais le patron qui, donc, m'a repéré, me demande, ça ne vous dérange pas de vous assoir à côté du Monsieur, « il veut vous parler ». Ce qui me surprend fort. J'accepte, en me disant puisque je ne suis pas capable de faire des rencontres par moi-même, il faut bien que j'accepte celles qui viennent à moi. J'ai donc mangé en compagnie de Mounir. Un ancien athlète international, qui a bien connu, dit-il, Stéphane Diagana. Il est aujourd'hui responsable détaché du ministère des sports marocains pour toute la région Tanger-Tétouan. « J'étais d'ailleurs à Rabat hier, pour une réunion de travail avec les ministres de l'intérieur, des sports et de la culture ». Ce qui fait trois ministres, et il a trois photos de lui avec, chaque fois, un vieux Monsieur différent à côté. Ce qui semble accréditer sa vantardise. Et il me précise qu'il n'était pas là-bas pour ses fonctions officielles, mais pour les recherches qu'il mène depuis douze ans sur le cannabis. Qui cultive du cannabis, pourquoi, dans quelle proportion... Surtout, comment réduire la production. Mounir est sûr de lui, sa force est qu'il a une maison dans le Rif, en plein coeur de la zone de production, et que, en conséquence, il connaît les agriculteurs. Il pense pouvoir réduire de 50 pour cent la surface consacrée au chanvre. Sa solution miracle est... de demander gentiment aux producteurs eux-mêmes, en les persuadant qu'en réduisant de 50 % la production, les prix, actuellement très bas, monteront. Il pense pouvoir convaincre 80% des agriculteurs, ceux qui sont diversifiés, qui n'éprouveront aucun mal à reconvertir leurs terres. Les 20 % restant, Mounir croit que ce sont les syndicats qui pourraient avoir leur peau en les obligeant à se diversifier... Des syndicats qui restent à créer, si j'ai bien compris. A la réflexion, c'est peut-être cette proposition la plus significative. N'empêche. Je n'ai pas douze années de travaux derrière moi, cependant, je le trouve bien optimiste, Mounir. Je lui dis que le point fondamental, ce qu'il faut d'abord prendre en compte, c'est que le paysan ne fera, en tout état de cause, que ce qui lui paraît le mieux pour sa famille. Est-ce qu'il ne faudrait pas, pour commencer, valoriser les autres productions ? Mais Mounir ne répond pas, ou plutôt si, au téléphone. A son retour dans la conversation il a occulté ma question et il me dit : « tu vois, si tu entends parler en France que le Maroc a baissé de 50 % sa production de cannabis, tu sauras, c'est Mounir ! » Mounir, chemise claire, blazer jaune, le visage imberbe, plein et bronzé, dents blanches, très joliment alignées, qui ne sait toujours pas comment je m'appelle ni quel est mon métier. Il va finir par demander : « Journaliste ! C'est extraordinaire ! Mon ami, avec qui je fais tout, est journaliste, je connais plein de... » etc.... « Il faut que tu me donnes ton adresse, je t'inviterai à ma, comment dit-on déjà.... ? ». Conférence de presse, « oui conférence de presse, je dois m'en souvenir ». Il note derechef le mot sur l'enveloppe de papier kraft qui contient les photos de son triomphe à la capitale. Le patron m'amène enfin ma commande, un couscous poulet à 35 Dh. Mon voisin de table se réfugie alors au téléphone, tandis que face à lui, sur son enveloppe, un énorme criquet semble le fixer. C'est le patron qui lui fait la remarque en rigolant, et Mounir rigole aussi. Ils m'expliquent, chez nous, quand un criquet te regarde, c'est qu'il t'annonce que tu vas te marier dans l'année. Je ricane un coup et je finis mon assiette. J'avais une faim dont je n'avais pas tout à fait conscience. Lui tout à son thé, son téléphone et ses olives, jusqu'à ce que je pose ma fourchette. Je lui demande, j'ai entendu parler de fortes tensions sur le prix du pain. Il confirme. Il n'a pas assez plu cette année, c'est une catastrophe. Puis il évoque le fonds de compensation qui agit pour la stabilité des prix des produits de première nécessité, un fonds dont Jeff, mon hôte casaouïte, m'avait déjà parlé. Le blé, le thé, l'huile, le sucre, le butagaz et l'essence sont concernés.
« La situation est dangereuse pour le pouvoir, qui a peur d'une révolution, par exemple ».
Par exemple, cette précaution de langage me fait sourire.
« Et la nouvelle constitution, ça amène du changement ?
- Du changement, quel changement ? Ils mettent au gouvernement les gens que le peuple aime bien, mais ce n'est pas le gouvernement qui a le pouvoir réel, au Maroc, ce sont toujours les mêmes qui se cachent derrière tous les gouvernements ».
Ainsi, me dis-je par devers moi, tu n'as pas beaucoup d'estime, Mounir, pour les ministres que tu exhibais, tout à l'heure.
« Du changement, il en faudrait, c'est sûr », ajoute-t-il. « On ne peut pas vivre tranquilles entre riches, 5 % de la population, et faire comme si les 95 % restants n'existaient pas ». Il s'assombrit.
« Il faut plus de.... de... comment dit-on déjà ? »
Il cherche son mot, veut me l'expliquer, dessine sur le set en papier quelque chose qui ressemble à une balance.
« Une balance », osé-je. Et il fait la moue. Je tente :
« La justice ? 
- Oui ! La justice ! Comment ai-je pu oublier la justice ! ».
Moi je me marre franchement, « elle est bonne ta phrase, Mounir ». Et ça le fait bien gondoler, on rigole tous les deux comme deux petits vieux enrhumés. Il me dit, entre deux hoquets, « deux jours avec des ministres et ça y est, j'ai oublié la justice ».
Quand il s'en va, heureux d'avoir révisé son français, il me demande, si nous nous revoyons un jour, de lui rappeler ce mot précieux, justice. Je lui réponds que je lui ferai d'abord un petit dessin. Au revoir, Mounir.


mercredi 12 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (24)

Quatorzième jour
Chef Chaouen. Dès que tu arrives en haut, à la Kasbah, tu comprends que tu es dans un lieu touristique. Une cohue de terrasses t'accueille sur la grand' place, devant la mosquée. Des garçons postés ça et là t'interpellent en espagnol, Holà, Pour du chite, pour un hôtel, un Ryad, ou pour un de ces cafés aux tables recouvertes de cotonnades du coin : chacun sa couleur. Des kilos de mômes traînent par ici, s'amusent, mais peuvent aussi décider de demander un rond. Une paysanne berbère passe avec un énorme ballot sur le dos. Un vieil homme, un gros bâton à la main, le dos courbé sous son vêtement traditionnel, à capuche, dont le nom m'échappe à l'instant de l'écrire, semble ébahit, il regarde un peu tout et tout le monde comme s'il voulait s'en souvenir. Djellabah, voilà, et les femmes berbères, le tissus rouge rayé qu'elles portent sur leurs jupes, c'est la fouta.

Quatorzième jour
Les deux derniers jours ont été rudes, je n'ai pu manger que le matin, très peu. Rien d'autre dans la journée, j'étais trop mal. Ce matin j'avais le sentiment que ça allait mieux, sans compter que l'hôtel où je suis est à la fois le moins cher et le plus charmant de ceux que j'ai fréquenté au Maroc. Mais mon petit déjeuner ce matin, pris devant la mosquée, place Outa El Hamam (la place des pigeons) m'a provoqué une forte suée, je trouve cela inquiétant.

Quatorzième jour
Allongé sur mon lit, tout à l'heure, ma petite fenêtre grande ouverte sur la rue de la médina. J'entendais avec plaisir la vie s'ébruiter. Les enfants et les vieux, ça n'est pas la première fois que je le constate, et cela me rappelle doucement l'Espagne, sont toujours en dialogue. De même, les adolescents adorent prendre en charge les petits. J'ai suivi comme j'ai pu la conversation de trois ou quatre adolescents. L'un d'eux manifestement imitait le ton docte d'un professeur ou, que sais-je, d'un imam, et cela provoquait des fou-rire magnifiques parmi ses camarades.
Les Marocains n'espèrent qu'une chose de moi, que je lâche ma thune. Mais j'aime les Marocains.
Retour sur la place des pigeons. Une anecdote, qui ne peut pas surprendre grand' monde. C'est l'heure de la prière puisque le Muezzin vient de chanter. J'ai bien vu quelques hommes, à l'instant, se précipiter à la mosquée, se déchausser en hâte, et je sais que nombre de musulmans prient chez eux ou sur leur lieu de travail, mais tout de même, je suis obligé de constater que l'activité, devant mes yeux, ne change pas. Et c'était le cas partout où je suis passé. Par contre, à Tanger, il y a eu un match du Barça. À l'heure où normalement les rues autour du boulevard Pasteur grouillent de monde, pendant deux heures, c'était le désert. La ville ne respirait plus que dans les salles bondées des salons de thé, et c'était d'ailleurs un spectacle, tous ces visages mâles tendus vers une petite lueur au-dessus de la vitrine.

mardi 11 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (23)

Douzième jour
Le quartier des tanneurs est resté invisible. Je n'ai pas pu le chercher à ma guise, je suis vraiment malade. Mon ventre ne me laisse pas un mois de répit, je devrais le savoir. Un fond de mal de tête, envie de vomir, ou de chier, d'évacuer quoiqu'il en soit. Fichues pâtisseries. Je me suis perdu dans la médina, mais comme j'étais je n'ai pas eu la force de m'enfoncer d'avantage. Peur de devoir rentrer à l'hôtel d'urgence. Je suis couché maintenant, j'ai dormi peut-être 20 minutes. Mes muscles me sont douloureux, je suis crispé. Une crise de foie, comme le dit l'expression populaire. Et bien sûr je me suis retrouvé, tout à l'heure, dans une étroite rue coudée bordée de pâtisseries orientales. Failli vomir sur leurs étals. Ensuite, en sortant de la médina, dans une rue en descente, je me suis tordu la cheville, je suis d'ailleurs étonné de n'avoir pas plus mal, sur l'instant j'ai eu l'impression qu'elle pliait à 90° et le vieux monsieur qui remontait la rue a un l'air de trouver ça spectaculaire. Je me sens faible et je le suis. Pas simple à gérer, au Maroc, dans des rues où la foule se presse, te bouscule, t'observe.

Treizième jour
Hier, sur le marché qui doit occuper la moitié de la ville, disons... dix pour cent, ne chipote pas, j'ai vu un vieil homme qui reprisait une paillasse, un jeune, en face, réparant un jouet pris dans son étal, un fouillis de jouets, presque neufs, hors de leurs emballages. Dix mètres plus loin, un autre jeune homme, arrangeant ses produits, chantonnait un air oriental. Un faux guide, de ceux qui réclament tant d'argent dans toutes les médinas du Maroc, m'a devancé pendant une demi heure, dans le dédale des quartiers de menuisiers ou de ferronniers, sans omettre de m'amener chez deux commerçants sympathiques. Et il ne m'a rien réclamé. Je l'ai remercié avec chaleur. Et du coup il me reste des images d'artisans besognant dans la rue, entre les boutiques aux volets vernissés de vert.

Treizième jour
Hôtel Panorama, je prends mon petit déjeuner face au montagnes du Rif. Elles pourraient aussi bien être drômoises, même découpe, même végétation, même brouillard sommital. Je mange à peine, je m'applique tout de même à me nourrir pour la journée.
Dans la salle de restaurant où j'ai fini de manger, trois enfants, un garçon de 14 ans, deux filles un peu plus âgées, débarquent. Ils ne savent pas que le principe est d'aller se servir soi-même. Les serveurs se mettent en quatre alors, pour les soigner. Je croise le regard d'un jeune serveur, nous échangeons un franc sourire et je comprends que ces enfants sont un peu son plaisir de ce matin. Les mômes, placides, acceptent chaque don avec un naturel déconcertant.

Treizième jour
Tandis que les symptômes d'hier me reviennent... mal au ventre, suée, un fond de mal de tête, une envie d'évacuer qui ne trouve pas satisfaction, un peu de fièvre sans doute... des pensées, des doutes viennent encore assombrir mon humeur. Que suis-je venu faire ici. Encore vingt-cinq jours à tirer, et je n'ai pas idée de ce que je voudrais faire, ou voir, au Maroc. On me dit que le sud, c'est « autre chose ». Ah bon. Donc je ne vais pas passer près de Chef Chaouen sans la voir, mais je crois que je ne vais pas non plus m'attarder. Les médinas sont belles mais oh, la vérité, c'est qu'elles se ressemblent. Content d'avoir vu celle de Tétouan, dont les souks et les artisanats ont été préservés mieux qu'à Tanger. J'ai enfin pu visiter la tannerie et c'est beau, comme dirait Coluche (la réplique qui suit est : bon allez on se casse). Je me moque, mais les cuves creusées dans la pierre et qui remplissent leur office depuis des centaines d'années, c'est tout de même émouvant. Je suis moins convaincu par le marché au poisson, dont la vomitive pestilence aurait pu me faire évacuer toute cette merde qui brimballe dans mon bide depuis deux jours. Ce qui m'aurait rendu, oui, rendu, service, même si je ne sais pas comment les Marocains l'auraient pris.
Tout ça, c'est du tourisme, je ne suis pas satisfait. Je cherche une autre façon de voyager, ma façon je veux dire. Je voudrais prendre le temps de rêvasser quelque part. Boire un thé à la menthe en regardant se coucher le soleil, se lever matin de bonne humeur, avec des envies d'exploration, de marche, de méditation et de sieste au soleil. Je ne suis pas certain d'avoir choisi le bon pays pour cela, il y a toujours du monde, et des sollicitations, au Maroc.

lundi 10 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (22)

Douzième jour
Je voudrais vanter les succulentes pâtisseries marocaines achetées hier au hasard de ma promenade à Tétouan. Ce que je peux en dire, c'est que la variété des goûts, des apparences, des textures, enfonçait tout ce que j'ai pu rencontrer à Tanger. Cette fois, le citron était présent, la confiture de fraise avait un beau parfum de fraise, le chocolat de chocolat. Les formes les plus bizarres étaient réussies, les découpages étaient fins, les décorations subtiles. Mais voilà ce matin je me sens écœuré, des envies de rendre. Mon hôtel est cher et je ne voudrais pas rester trop longtemps. Trop malade. Je patiente.

Douzième jour
On croit que la mort, c'est la lumière qui s'éteint, comme quand on s'endort, et il doit bien avoir un truc dans le genre. Mais la mort, je crois qu'elle commence assez tôt, par la destruction progressive de notre univers. Une maison où nous avons été heureux, même si nous ne la voyons plus, si nous savons qu'elle existe encore, notre univers est préservé. En revanche, si nous savons que les bulldozers sont passés, il y a bien un pan du monde qui s'est évanoui. Plus grave amputation encore, c'est la mort d'autrui. Des gens qu'on a côtoyés, qu'on aime ou qu'on a aimé, autant d'univers que l'on a frôlés, imaginés, partagés. J'ai perdu un ami l'année dernière, il s'appelait Christophe Chalessin, une crise cardiaque, 39 ans. Et cinq ans qu'on ne s'était même demandé des nouvelles, pas besoin, il me suffisait de le savoir vivant, je ne me posais pas la question évidemment. Quand j'ai appris, mon premier réflexe a été d'aller chercher des preuves de son existence. Je n'ai pas de photo de lui, si, une, avec deux autres amis de notre « bande », nous étions quatre, ils sont rigolards et lui, il sourit, il n'éclatait jamais de rire. Sur internet, j'ai trouvé des choses futiles, appelées à disparaître avec les ans. Un passionné de jeux de rôle, il avait construit un site autour de l'un d'eux. Dark Tophe. Je crois que ce faisant, je cherchais à me rassurer, je me persuadais que le Tophe avait existé, que tout ce qui existait, pour moi, grâce à lui, ne disparaissait pas avec lui. Que je n'étais pas en train de mourir moi-même. Et la vérité, c'est que la mort, en annihilant mon ami, a fait son œuvre sur tous ceux qui l'ont aimé. Aujourd'hui, je suis au Maroc, à Tetouan. Je viens d'apprendre que ma grand-mère va très mal, elle n'en a plus pour longtemps, si je comprends bien. Envie de pleurer, d'être avec elle.
L'univers s'efface. Se vide.
Mon grand-père, 94 ans, très handicapé maintenant, est déboussolé, me dit-on. « Quand on vieillit, m'a-t-il confirmé un jour, petit à petit, tous les amis meurent autour de toi ». Il a ajouté : « C'est pas drôle ». Depuis quelques années, ils vivent, lui et sa femme, à Troyes. Tous les deux, l'un pour l'autre, avec une immense tendresse, et dans l'idée que tout finirait un jour et même assez vite. Ce jour approche dangereusement. Si la lumière s'éteint pour l'un, pour sûr, elle s'éteindra aussi pour l'autre.

Douzième jour
Mon premier stylo n'a plus d'encre. Ce pourrait être une métaphore valable, aussi.
En tout cas me voilà fermé dans ma chambre. Pas le goût de sortir. Je vais me forcer. Je voudrais voir le quartier des tanneurs, c'est un spectacle, il paraît. Que je pourrai raconter à ma grand-mère en rentrant. 

vendredi 7 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (21)

Dixième jour
Je suis sur le départ. La météo annonce encore plusieurs jours de pluie, ce qui me fait hésiter sur ma destination. Je voudrais Tétouan et Chef Chaouen, mais sous la pluie cela n'a pas beaucoup de sens. Il semble en revanche qu'il va faire beau à Rabat, Meknès et Fès.
Pour le petit déjeuner, j'ai testé les pâtisseries à l'espagnole du Petit Prince. On ne peut plus dégueulasses.
Ou Fès, direct. Rabat ne m'attire plus trop. J'ai vu la gare routière, glauque. Non mais peut-être que c'est intéressant Rabat, seulement, ça ne m'attire plus trop.

Dixième jour
Le départ pour Tetouan a été assez simple, in fine. J'ai cru un moment que dans la foire des cars privés, en partance pour tous les coins du Maroc, je ne retrouverai pas mon petit bus. Et puis, j'ai demandé de l'aide pile à la personne qui s'est occupée des passagers pour Tetouan. Presque un coup de bol, je me doutais qu'il était mouillé dans l'affaire, appelons ça le nez. Je me suis posé tout au fond, et j'ai vu des mecs se bousculer pour ne surtout pas s'assoir à côté de moi. Ça fait plaisir. Deux superbes garçons ont trouvé une place avant le pauvre et gras vieux moche croûton qui s'est retrouvé tout penaud à côté de moi. Il a dormi une heure quasiment sur mon épaule avant de se précipiter sur une place qui venait de se libérer, pour les deux ou trois minutes de voyage qui restaient. Devant la gare routière toute neuve, j'ai hélé un taxi jaune, la couleur des « petits taxis » de Tetouan, conduit par un dieu vivant, jusqu'à l'hôtel que je lui avais indiqué. Bon, en fait, je n'ai pas hélé ce taxi. J'étais encore à me demander si j'allais le faire quand un vieux m'a littéralement poussé dedans : il se trouve que la personne placée juste à côté du dieu vivant prenait la même direction que moi. Le vieux a pris deux ou trois Dh, le taxi m'en a demandé dix. Ce dont ce chauffeur n'avait pas l'air de se douter, c'est qu'il aurait bien pu vouloir la lune. La vie est une somme d'occasions manquées.

Onzième jour
Un sanglot me réveille d'une courte sieste.
Je lui tends la main, mais il regrette, il a fait comme il a pu, il s'effondre, il cligne des yeux, ses lèvres bougent, mais je ne comprends pas ce qu'il dit. Et il meurt. Mon sauveur meurt encore avant de me sauver. Je me redresse sur le lit ou je me suis écroulé tout à l'heure. Des voilages blancs filtrent l'aurore. J'ai bavé dans mon sommeil, sur le couvre-lit. Les lettres bleues de l'hôtel Panorama s'illuminent d'un dernier rayon de soleil. Qui j'attends, quel sauveur.
Mes héros meurent chaque jour. Je ne sais trop ce que cette phrase signifie. Mais elle me paraît parler de moi. De mon espérance, déchue, tel un ange. Mes héros meurent chaque jour.
Qui j'espère ? Est-ce que je n'en finis pas de pleurer mon père ? Je me pose la question sans croire à une réponse positive. Mais enfin je dois me poser les questions. Cette souffrance qui m'assaille un soir de sieste. Est-ce que c'est seulement un deuil qui ne veut pas se faire ? Quels sujets dois-je aborder pour expliquer ce sanglot, ce rêve. Je n'ai peut-être pas tout à fait réussi le deuil de mon amour fou. Comment ne pas se sentir abandonné quand on a aimé, et qu'on n'aime plus.
C'était un rêve.
Mais, de quoi devrait-on me sauver ?

mercredi 5 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (19)

Dixième jour
Je reste à Tanger, je viens de confier mon linge à un pressing. Je me faisais les sangs en me disant que je ne savais toujours pas retrouver le quartier des blanchisseurs – appelons-le ainsi, il y a quatre ou cinq laveries – sur lequel j'étais tombé il y a quelques jours. Donc je descends de l'hôtel avec la ferme intention de noter sur mon plan l'endroit exact, que je me donnais pour mission impérative de trouver. Et je suis content, j'ai accompli ce qui devait l'être. En sortant de l'hôtel, je me suis dit ce doit être à droite. C'était en effet à droite, à environ quinze mètres.

Dixième jour
Alors que j'ai encore craqué pour le Petit Prince, je me retrouve dans ce café que j'affectionne. Le Café de Paris est un immense établissement, toujours plein, et le lourd qui a écrit dans le guide du Routard que « le décor craint un peu » est juste un imbécile. Bon ce n'est pas Versailles, malgré les murs entiers de miroirs, d'un mètre sur un mètre, rivetés, ou les luminaires sur les colonnes, dorés à l'or fin, discrètement kitch. Mais ce qui me plait ce sont les gens qui fréquentent l'endroit. Finalement, c'est très mixte, pas beaucoup de femmes, même si elles entrent comme elles veulent, bien sûr, voilées ou non. Des touristes, ce n'est pas encore la saison mais il y en a. Pas mal de jeunes gens, mais qui préfèrent la salle du fond, avec une petite vue. Et surtout, surtout, la Chibani connexion. Toute une clique de vieux, sirotant un thé à la menthe et à la fleur d'oranger, ou un café au lait. Ils ont chacun un journal en arabe ou en français, dans lequel ils se réfugient quand une conversation les gonfle, ils peuvent même changer de place, histoire de s'éloigner de leur interlocuteur, et cela malgré les salamalecs de rigueur. La vérité de ces bonshommes en pension dans les confortables fauteuils en cuir, ou mieux sur les banquettes matelassées, c'est qu'ils aiment regarder le temps qui passe. Et qu'ils le voient passer dans la grande symphonie interne qu'ils se composent, chacun, avec le rassurant brouhaha et la présence des autres. Seuls et bien heureux de l'être, ils font ici œuvre d'artiste, mais pour eux-mêmes, des oeuvres éphémères et inconnues. Et puis, ils s'adressent parfois la parole, et ça rigole, et ça assène des vérités. Et il y en a qui préfèrent mettre un terme en s'éloignant ou en plongeant le nez dans leur journal, ils sont amicaux, mais très vaches.
Aujourd'hui je remarque aussi un jeune homme en costard cravate, très rare ici. Il est très beau et se comporte de façon très aristocratique. Je le sens bien héritier d'une bonne famille et le respect qui l'entoure, des serveurs en particuliers, le sourire agréable qu'il distribue, me confortent dans cette idée. De l'autre côté de la salle, je reconnais un homme qui parlait d'art contemporain hier avec un Américain. Une autre fois j'ai vu un Marocain munis d'un cahier où il notait je ne sais quoi, mais, je crois, en français. C'était soit un travail de recherche, soit de la prose, comme j'ai la prétention d'en faire.

Dixième jour
Petite télé-transportation au café Hafa, et c'est en effet un endroit superbe. Sans prétention, alors que je craignais le contraire. Le thé est bon, 6 Dh, les tables carrelées très belles, on s'assoie sans façon sur une des quatre terrasses qui se succèdent, surplombant d'une cinquantaine de mètres le boulevard Mohammed VI et donc, l'Océan. Le soleil s'invite, l'ombre est gentiment donnée par les orangers en fleurs. Au loin des paquebots passent le détroit, certains me paraissent si longs. Et la côte d'Espagne, montagneuse, plantée comme il se doit d'éoliennes. Un truc qui va me faire fuir, c'est la connasse d'à côté, qui a sorti un cahier, un stylo, et qui écrit. Un autre, c'est l'atelier d'écriture, en français, avec des Français, croisé quelques étages plus haut. C'est devenu un lieu commun d'écrire à Tanger. J'espère que ces nazes n'écrivent que de la merde. Ah la lose, je repère encore deux « écrivains » sur la terrasse du dessous. Je pose mon stylo putain.

Dixième jour
Et je le reprends. Car douter de son talent est naturel, quand il n'est nulle part reconnu. Mais seulement entre deux phrases, comme le photographe doute, lui, entre deux clics. Je dois ajouter que l'épidémie d'écrivaillons, tout à l'heure, au café Hafa, n'était que la conséquence de l'atelier d'écriture. Tous planchaient sur un abécédaire dont le thème était Tanger. Rien que d'avoir écrit cette phrase, qui ne dit que la vérité, je retrouve un sourire cynique et jouissif. Presque un fou rire, mais discret, intérieur. Quelle belle journée j'ai passé. Depuis que je suis ici, bientôt une semaine, tout le déficit hydrique du Maroc, qui se trouve être considérable cette année, me tombe dessus. Mais entre l'averse de 10 heures et celle de 19 heures, quelle belle journée j'ai eu.

lundi 3 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (17)

Neuvième jour
Je recommence à marcher, depuis deux jours, malgré une grosse fatigue, que je n'explique qu'à moitié. J'ai peut-être perdu l'habitude de cet effort, mais je mange bien, sans excès – au regard de la journée, car mes ventrées de pâtisseries sont tout sauf raisonnables. Hier une ballade obsessive dans le centre, et alentours, pour enfin me repérer. Avant de partir, j'aimerais me souvenir de la façon dont je peux aller ici ou là à Tanger. Dans la même idée, je suis allé dans la Casbah, la Médina, où j'ai quelques repères, maintenant. Mais il faudrait des années pour vraiment tout connaître de ce superbe enchevêtrement de rues, de passages, d'escaliers, de ce magnifique bousculement d'habitations et d'échoppes. Les Marocains, d'un placard ils te font un magasin. Et puis j'ai cherché le Café Hafa, puisque tout le monde a l'air de dire qu'il faut y aller. Je me suis perdu, je n'ai pas trouvé. Je m'en foutais puisque, en y allant, j'ai vu un quartier que je ne soupçonnais pas, de maisons coloniales toutes pimpantes, autour du stade de foot. Surtout, entre deux pâtés de maisons, une ouverture sur la mer, elle-même marquée par un gros cailloux, petit frère de celui qui trône en haut de ma Croix Rousse. D'énormes rochers accueillent les rêveurs pour se laisser bercer par le bruit lointain de la ville, le brouhaha de la mer qui s'écrase en contre bas, le dessin de la côte d'Espagne, tellement proche. Et fuyant le port ou aimantés par lui, des brigades de bateaux de pêche bourdonnaient. J'ai lu quelque part que les jeunes Marocains venaient au bord de l'eau s'éblouir du mirage espagnol et européen. C'est un fantasme d'occidental, je suis certain que nombre d'entre eux n'auraient rien contre un nouveau départ en occident, mais ceux que j'ai croisé sur ce rocher, tout comme ceux qui me côtoyaient devant le panorama qu'offre la porte sur la mer, sur l'esplanade de la Kasbah, aimaient le paysage et s'y laissaient emmener, tout comme moi.

Neuvième jour
Demain est charnière. Je dois m'arracher à Tanger, où j'ai quelques repères, j'y entretins même l'espoir d'une rencontre. J'ai du linge à laver, à sécher, et une hésitation sur ma destination. Je me dis que puisque j'ai enfin repéré une laverie, je pourrais essayer de repartir à neuf vendredi ? A Chefchaouen, dont tous les Marocains de Tanger me vantent la beauté ? Ou, à cause du soleil, de la chaleur, qui me manquent, à Fès, plus au sud ?

Neuvième jour
Dépenses :
Restaurants : 200 + 159 + 135
Pâtisseries : 50 + 50 + 12
Hôtels : 195 + 250 + 720 + 180
Voyages : 2000 + 135
Thés, cafés : environ 20 Dh par jour, soit 180
Lessive : 50
Total : environ 4300 Dh. Soit à peu près 400 euros, voyage aller retour compris. On peut dire que le Maroc ce n'est pas cher.
Ah oui, et 150 de Mac Do, 40 de petit déjeuner.