lundi 18 mars 2013

Mes carnets du Maroc (63)


 

Trente-septième jour
Jeudi 3 mai 2012. Retour à Marrakech. Remonté, décidé à ne pas me laisser amadoué par un emmerdeur quelconque, et à commencer par un taxi. « Taxi ? », me demande-t-on alors que je n'ai pas encore la main sur mon grand sac à dos. Je prends tout mon temps, je réponds, oui, 15 dh pour la médina. Le mec fait mine de me rire au nez, mais mon regard l'intimide. Pas grave, j'y vais à pieds, lui-dis-je, et là il prend à témoin un groupe de chauffeurs qui joue son rôle comme un seul enfoiré, non 15 dh, ce n'est vraiment pas assez. Pas de souci, j'y vais à pieds. « 30 dh, au moins », tente le chauffeur. « Si vous ne voulez pas travailler, c'est votre affaire », et j'y vais à pieds, comme promis. Le chauffeur me rattrape : « 20 dh ? ». Je suis presque incrédule, il me propose le prix que je voulais. C'est d'accord, lui dis-je. Après, pendant le voyage, c'est drôle, il me demande l'autorisation de prendre plusieurs personnes à bord, ce que j'accepte, dans ma grande bonté. Ces connards-là, quand tu les traites comme ils le méritent, je veux dire mal,  après, ils sont tout miel. 20 dh, c'est à peu près deux fois ce qu'il exigerait d'un local, donc, bon, il n'est pas mécontent. Il me dépose à la gare de taxis du Square Foucaud, où j'ai tous mes repères. Je vais directement au Central Palace, où la femme de la réception m'accueille avec de charmants sourires, notre complicité est retrouvée dès les premiers salam aleikum, aw aleikum salam. « Je vais vous trouver une belle chambre » me dit-elle. Et elle ne ment pas.

Trente-septième jour
Je me perds dans la médina et je trouve le moment agréable. J'évite les souks à touristes et j'ai enfin le sentiment d'être au cœur de la ville rouge. Je reconnais la nature des commerces, petites épiceries, ventes de crêpes marocaines (dont j'ai l'impression qu'elles changent de nom selon les régions) et de beignets plongés dans le sucre, pain, chariots de fruits, atelier de mécanique, lieu crucial évidemment pour un peuple qui roule en véhicules des années 70 ou 80, voitures et mobylettes. D'ailleurs les mobylettes, ici aussi bien qu'à Casa, sont un fléau pour le piéton, les Marrakchis roulent sans vraiment faire gaffe, avec pour seule précaution le klaxon. Partout ou tu entends le bourdon d'une brêle, barre-toi vite, range tes fesses et cesse, à l'instant, de mettre le nez en l'air. Dans le dédale de la ville médiévale, un jeune, mais tout jeune garçon, m'aborde, « la place ? » Je réponds que je ne veux pas de guide et il me colle quand-même au train. « Pas là, fermé », le morpion connait son rôle. J'insiste alors en faisant le signe du flouze avec les doigts. Walou, tu comprends ? Je suis sec, mais je tiens compte de ses dix ou onze ans. Et ça marche, il me lâche. Un jeune Marocain qui range son scooter en face de sa porte me sourit : « La place, c'est à droite, encore à droite, et ensuite, toujours vers la droite », « Choukrane », et tout se passe bien, la rumeur de Jemaa El Fna, de toutes façons, me guide jusqu'à son cœur battant. Les Gnaouas se donnent et rassemblent autour d'eux les passants, les restaurants éphémères ont installés leurs tables recouvertes de papier blanc, le stand d'Hassan ne brûle pas encore. Les impérieuses clarinettes des charmeurs de serpents retentissent tandis que les marchands de fruits secs cherchent inlassablement à me vendre des dattes ou des abricots. Finalement, je retourne au restaurant que je fréquentais il y a deux semaines, harira, couscous, valeurs sûres pour ce dernier repas au soleil couchant du Maroc. Trois enfants très jeunes, 4, 5 et 6 ans je pense, viennent alors à ma table, et me harcèlent, pour quelques dirhams. La petite de 5 ans était couvée par le regard incitatif et protecteur de son grand frère, celui qui avait 6 ans, peut-être 7, en s'exerçant au regard d'enfant triste. J'ai dû lui dire non, mais, cette fois, en la regardant bien, avec assurance et, je crois, une bienveillance ostensible, dont elle a cru longtemps pouvoir tirer profit. Un autre môme, celui-là ne devait pas avoir 4 ans, mignon comme, comme, je ne sais pas moi, mignon, exercé, lui aussi, aux yeux tristes. Je l'ai regardé de façon presque obsessionnelle, avec beaucoup de fermeté, autant d'amour qu'il m'était possible. Et l'enfant est resté, sans plus jamais rien mendier. A me regarder, à baisser les yeux, puis à me regarder à nouveau. Qu'il est beau cet enfant. Voilà, nous nous sommes regardés. Je n'avais aucune compassion, ce n'était pas l'esprit. L'enfant-instant était le mien. Je n'avais pourtant aucun droit de lui interdire de faire la manche, ni les moyens de l'amener à l'école. Je suis parti déchiré, impuissant, comment être un adulte, à ce moment-là.

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