jeudi 6 mai 2021

"Vous auriez fait un excellent professeur"

 

Avant l'entretien avec Madame la secrétaire de Monsieur l'inspecteur d'académie, à Lyon, pour devenir Professeur de français contractuel, avant même de penser devenir Professeur, mon histoire avec l'enseignement commence lorsque je suis enfant. Ma mère est institutrice, ses amies aussi. Je l'entends discuter de son travail, je la vois corriger, préparer.


Plus tard, je rencontre des professeurs qui ne se lavent plus les cheveux et ne me regardent pas dans les yeux, d'autres qui s'enferment à clefs dans leur classe, un qui fume des clopes roulées à la fenêtre pendant le cours. Des gens incapables d'enseigner se décarcassent pour me faire entrer dans la tête un programme parfois touffu, ne parviennent qu'à me lasser, voire à me faire passer une série interminable de sales moments. Et puis des professeurs lumineux me permettent de réussir où je me sentais pourtant capable d'échouer. Des noms que je retiens pour toujours.


L'histoire ne rebondit que trente ans plus tard. J'ai été journaliste, pour l'essentiel, spécialisé dans la culture et surtout le théâtre. J'ai animé des ateliers d'écriture et de pensée, avec des enfants en « situation de fragilité » dont j'ai aimé le contact et pour lesquels j'ai même, parfois, été utile. Je crois que j'ai compris quelques ressorts de l'enfance, et d'abord son besoin de bienveillance, sa soif inextinguible de reconnaissance. Et son questionnement permanent, qui n'est autre que la manifestation de son désir, presque sauvage, animal, de connaissance. L'adulte, et plus encore le professeur, doit se faire entendre au milieu de ce bouillonnement juvénile, répondre aux attentes de son public pour mieux lui transmettre son savoir.


« Mais vous savez c'est compliqué professeur, rien à voir avec l'animation. »

Oui Madame la secrétaire de Monsieur l'inspecteur d'académie, ne vous indignez pas, je le sais. Je m'apprête à beaucoup travailler.


En 2018, je décide de changer de métier, celui de journaliste n'a servi, jusqu'alors, qu'à me maintenir sous le seuil de pauvreté. Je me sens au milieu du gué, sans bien apercevoir l'autre rive. Un conseiller Pôle Emploi me suggère de devenir Professeur. Je trouve la proposition enthousiasmante, mais je ne possède que le baccalauréat. Qu'à cela ne tienne. Il existe la validation des acquis de l'expérience, la VAE.


« Mais vous savez, il faut analyser les textes, ce n'est pas facile »

Oui Madame la secrétaire de Monsieur l'inspecteur d'académie. Cela fait trente ans que je lis, que j'écris, que je travaille sur des textes, que je les critique, que je critique des pièces de théâtre ou des expositions d'art contemporain ou de photographie. Vous pensez que soudain, devant des élèves, je ne saurais plus faire ?


J'obtiens mon Master 2 de littérature mention métiers de l'écriture, à Toulouse Jean Jaurès, avec la note de 18 sur 20, mention très bien en octobre 2020. Une bande d'Agrégés de lettres modernes et de rhétorique, à la lecture des cent pages de mon mémoire, des deux cents pages de mes annexes, puis à m'écouter le jour de ma soutenance, ont décidé de m'adouber. Ce ne sera pas le cas de Madame la secrétaire de Monsieur l'inspecteur d'académie.


« Mais la grammaire, il n'y avait pas d'épreuve de grammaire, dans votre VAE. »

En effet, Madame la secrétaire de Monsieur l'inspecteur d'académie. Et je ne vais pas vous cacher que je ne suis pas un grammérien émérite. Mais je crois aussi être capable de me hisser au niveau d'une classe d'enfants ou d'adolescents. Non je ne le crois pas. J'en suis sûr.

« Tenez, voulez-vous bien analyser gramaticalement cette phrase, s'il vous plait ? »

J'en suis incapable, Madame la secrétaire de Monsieur l'inspecteur d'académie, je ne peux aller au delà des analyses les plus simples. Des souvenirs du collège. Comme vous me l'avez fait remarquer, je n'ai pas appris la grammaire. Et je vous répète que cela ne me fait pas peur. Pas peur du tout.

« Impossible de vous laisser devant une classe, Monsieur. Que diraient les enfants s'ils vous posaient une question à laquelle vous ne pourriez pas répondre. Il s'agit de votre crédibilité. Ensuite, plus personne ne vous écouterait. »

À cause d'une question de grammaire ? Madame la secrétaire de Monsieur l'inspecteur d'académie, votre expérience de l'enseignement est stupéfiante, et vous avez raison de me faire la leçon.

« C'est dommage (dit-elle), vous auriez fait un excellent professeur ».

mercredi 3 mars 2021

Lettre ouverte à Popôle

 C'est ma très grande faute


Je me demande si nous, les chômeurs, surtout ceux d'entre nous qui touchons l'allocation sociale de solidarité (ASS), à peu près 500 euros par mois, sommes tenus de posséder un téléphone en bon état.

Dans ce cas, il ne me reste plus qu'à faire mon mea culpa, je bats ma coulpe, c'est ma faute, c'est ma très grande faute, j'ai investi dans un téléphone d'occasion qui ne fonctionnait pas aussi bien qu'il en avait l'air. Et, donc, le Pôle Emploi, le 15 janvier 2021, en pleine pandémie mondiale du coronavirus, et concernant un homme de bientôt cinquante ans, vivant chichement de l'ASS et d'une allocation logement... le Pôle Emploi, vexé probablement de n'avoir à faire qu'avec des tricheurs invétérés, se permet de supprimer du jour au lendemain l'allocation de survie qu'elle lui versait jusqu'alors.


Il est vrai que l'incident s'est produit deux fois. Une première le 20 novembre 2020, à 9 h, je suis devant mon téléphone, sans me préoccuper de savoir si je vais entendre la sonnerie, puisqu’en toute logique, je vais l'entendre. Quand je constate que personne n'a appelé, je téléphone au 3949 (numéro unique national de l'institution). Ma conseillère étant en télétravail, bien sûr, il est hors de question de la joindre.

Par contre, celle-ci est prompte à me dénoncer. Je dois me fendre d'un courrier d'excuse, j'explique n'avoir pas reçu d'appel, et l'on décide de ne pas me sanctionner. En revanche, ma conseillère me convoque à nouveau pour un rendez-vous téléphonique le 22 décembre à 11h55.

Parfait. Je me poste devant mon téléphone, j'allume mon ordinateur. Et j'attends. J'attends. Je vérifie mon téléphone. Pas d'appel.

J'écris à ma conseillère à 12h34 que je n'ai pas reçu son coup de fil. J'espère ainsi prouver ma bonne foi. Je verrai par la suite que cela ne sera pas suffisant. Ce jour-là, je commence à penser que mon téléphone ne fonctionne pas, et je fais des tests le soir-même avec ma famille et des amis. En effet, je ne reçois qu'un appel sur trois ou quatre.

Bref : mon smart-phone n'est pas fiable, autant dire que je n'ai pas de téléphone ! C'est ma faute, c'est ma très grande faute ! Je n'aurais pas dû acheter un téléphone d'occasion, en août dernier ! Je comprends donc la méprise, et m'empresse d'envoyer par mèl un autre numéro à ma conseillère, c'était la période de Noël et j'étais chez ma mère, qui possède un téléphone fixe.

Mais c'était Noël pour tout le monde, et ma conseillère... ne m'a pas appelé. Je la cite, sibylline, dans un courriel : « cela n'a pas pu se faire ». Il y a un mot à la mode, en ce moment, dans l'entreprise, c'est l'agilité. Il n'y en a aucune pour les chômeurs.


Donc, on ne peut pas m'appeler, je ne peux pas non plus, aussi on me dénonce, une deuxième fois. C'est la procédure.


Le 22 janvier, je décide de me rendre sur place, à l'agence, malgré le virus, étant personne à risque. L'accueil y est chaleureux, le personnel attentif. On me propose un recours. Et, je le fais.


Par mèl, j'apprends que l'instance de recours se donne deux mois pour répondre. Deux mois. Comment allais-je m'arranger avec la propriétaire de mon petit appartement, en attendant ? J'habite un meublé de 30 m2 que je paye 500 euros par mois. Ce ne sont pas les affaires du Pôle Emploi, je l'ai compris.


Le 16 février, je reçois une réponse à mon recours, signée de Monsieur Sienko, directeur de Pôle Emploi Rhône sud-est :

« (…) les éléments apportés, notamment, vous évoquez un problème de téléphone par deux fois, ne constituent pas un motif légitime de nature à justifier le manquement « absence à rendez-vous » qui a été constaté ».

Je me permets de remarquer que ce Monsieur, sa secrétaire, n'ont pas osé écrire : « (…) problèmes de téléphone par deux fois ne constituent pas un motif légitime de nature à justifier « l'absence à rendez-vous téléphonique » … Peut-être, après tout, quelqu'un a-t-il eu un sursaut de bon sens, au dernier moment ? Bien que, in fine, le motif de la radiation précise bien qu'un problème technique de téléphone ne constitue pas une excuse légitime de nature à justifier une abscence à un rendez-vous téléphonique. C'est un sketch. Ou juste une façon de prendre une nouvelle fois les chômeurs, qui ont pourtant acquis des droits en travaillant, pour des imbéciles.


En tous cas, mon expérience avec cet établissement public se termine mal, alors qu'elle avait déjà bizarrement débuté.


Après quelques rendez-vous, jamais manqués, avec mon précédent conseiller, j'ai pu élaborer un nouveau projet professionnel. Ancien journaliste, j'avais adoré animer des ateliers d'écriture (avec des enfants en situation de fragilité dans le cadre d'un programme de réussite éducative). Mon conseiller me propose de devenir professeur. Je n'avais que le baccalauréat, diplôme insuffisant, et ce conseiller, qui mérite son titre ce jour-là, me parle d'une VAE, une Validation des Acquis de l'Expérience.


Que je trouve à Toulouse. Je m'inscris juste avant la grève de 2019, la formation est reportée de six mois. Je la réalise finalement jusqu'à obtenir mon diplôme de Master 2 de littérature en octobre 2020, avec la note de 18, mention très bien. Pôle Emploi me promet une participation au financement, et réitère cette promesse auprès de l'Université Jean Jaurès. Pour finir, je n'ai pas obtenu le moindre centime, sous prétexte que cette formation n'était pas à proprement parler une formation, c'était un « accompagnement ». Pardon, mais cette nuance est une lâcheté qui marque bien le mépris que l'on montre et de façon régulière, réitérée, aux chômeurs. J’ai dû alors faire face à ces frais qui devaient être pris en charge soit 1600 euros pour la formation (sic), auxquels s’ajoutaient les allers-retours à Toulouse : de l'argent que je n'avais pas, que j'ai emprunté à des familiers, et une dette que je traîne encore aujourd'hui.


Je suis en colère. Tout me semble organisé pour freiner ou empêcher le versement de subsides à ceux qui en ont le plus besoin, et même, in fine, quel qu’en soit le coût social, pour nous radier en nombre des listes de Pôle Emploi. Les instructions semblent claires, pas de pitié, alors que tout le monde sait qu'il y a une baisse très importante du nombre d’emplois à pourvoir, et une crise sanitaire qui complique encore le quotidien des personnes en difficulté sociale.


Quant à moi, brimade supplémentaire, j’ai dû demander avant l’heure le RSA à la caisse d'allocations familiales. Dois-je m'attendre à être humilié, suspecté, infantilisé à nouveau ?


Il faut absolument repenser l'aide sociale. Celle-ci ne doit pas être une occasion de harceler les pauvres, de les culpabiliser, de les laisser vivre dans la menace permanente d'une radiation, d'une suppression de leur maigre allocation. Cette vie traquée est intolérable.


lundi 13 mai 2019

Théorie du ruissellement

Voici comment Plutarque (46-125) (il s'agit bien de ses dates de naissance et de décès) mettait la théorie qui aujourd'hui semble inspirer Monsieur Macron et consorts, dans la bouche d'un sénateur Romain, Ménénius Agrippa, personnage de la Vie de Coriolan : 

« Un jour, leur dit-il, tous les membres du corps humain se révoltèrent contre l'estomac ; ils se plaignaient qu'il demeurât seul oisif au milieu d'eux sans contribuer au service du corps, tandis qu'ils supportaient toute la peine et toute la fatigue pour fournir à ses appétits. L'estomac rit de leur folie, qui les empêchait de sentir que, s'il recevait seul toute la nourriture, c'était pour la renvoyer et la distribuer ensuite à chacun d'eux. Romains, ajouta-t-il, il en est de même du sénat par rapport à vous. Les affaires qu'il prépare, qu'il digère, pour ainsi dire, dans ses délibérations, afin de régler l'économie politique, vous apportent et vous distribuent à tous ce qui vous est utile et nécessaire. »

(Plutarque, Les Vies des hommes illustres Tome 1 : Vie de Coriolan)

jeudi 18 avril 2019

"je finirai bien par te rencontrer quelque part bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j'affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie"

Gaston Miron in Batêche

vendredi 5 juin 2015

Maison porno, cabossée

"Mustapha, le trou du cul, qu'a plus de face, qu'un derrière. Un assez beau, mais qu'il écarte, sans cesse, et qu'il frotte sur le nez de qui veut bien lui renifler. Jeanne avait bu, voulait qu'il la prenne, voilà, se faire tringler, c'est ce qui la remet au monde, à sa place, tas de chair nouveau né, putain, merde. Elle s'ouvrait, susurrait un poème, d'amour, cherchait à enchanter la Mousse, pour qu'elle s'étende, sur elle, et l'envahisse. Mais son ventre resta vide."

Cela débute par une inquiétude. Dans un silence que rien ne trouble, ou alors il y a du vent dans les voilures chantantes du petit bois du vallon. Le rôdeur se devine entre deux éclats de lune. Un homme, un timide, à la vertu ventrue, la tête rentrée dedans. Un passant fardé d'assurance et de bonne conscience. Un autre, un boutonneux tardif, qui va lui donner du Madame. Et l'homme approche, avec son besoin falsifié, son sale besoin, auquel il pourrait renoncer, s'il pissait, là, maintenant, un bon coup.

Le rôdeur ne s'avance pas, Jeanne s'inquiète. Et espère. Elle peut encore. Elle a vieilli comme ça, dans ce déséquilibre, qui lui donna longtemps l'illusion d'avancer. Le pied droit lui laissait espérer le gauche, le gauche, vacillant, s'inquiétait des faiblesses du droit. Elle dansait de l'un à l'autre.

Jeanne a bien entendu, tout à l'heure, il y avait une voiture, qui s'est arrêtée à bonne distance. Autour de son camion, il y a un territoire. Un territoire qui s'appelle dehors. Un premier cercle où tu es sous son regard. Un second, que tu traverses pour qu'elle ouvre sa porte. Et tu fais entrer le prince ici, dans ton royaume. C'est lui qui se déshabille, tu veux bien l'aider, mais c'est plus cher. Tout est plus cher, dans l'ordre, fellation, baiser, pénétration, sodomie, sors ta queue, qu'on en finisse. Jusqu'aux filaments blanchâtres qu'elle préfère oublier dans un froissement de sopalin. Le billet qu'elle n'oublie pas, qu'elle fait disparaître. Et ses seins qui tombent à s'en détacher, mais non, elle les range.

Les lunettes carrées, bonjour, c'est combien. Ok, c'est d'accord, et le gros homme à la respiration profonde, haletante, pose ses lunettes sur la télé. « On peut mettre le chauffage ? » C'est plus cher, dit Jeanne. Et elle joue avec ses couilles.

Cher Romain.

Des milliards et des milliards de gouttes de verre, traversées par la lumière. La lumière décomposée des milliards et des milliards de fois. C'est ce que je vois s'il pleut.

J'offre ma peau, j'essaie de garder les yeux ouverts.

Si je me déshabille, j'ai l'impression d'être bénie, par la lumière, par la lumière décomposée.

La lumière poisseuse m'enrobe.

Romain, c'est cette grande promesse, de ta jeunesse et de tes muscles ronds. Tant de beautés dans le jardin où nous nous sommes présentés, à l’abri de l'orage, sous la bâche du marchand de glace. Ce sont tes mains, tes baisers, Romain.

Je suis dans ce jardin planté de millions de tiges d'argent.

Jeanne avait bu ce qu'il fallait, mais tellement qu'elle s'endormait, saoul... sous le gros homme en émoi. Elle couinait dans ce sommeil, elle remuait, elle s'agrippait. Romain lui était apparu, ses lèvres fines sans sourire et son regard bienveillant. Elle s'accrochait à cette image, la joliesse du moment, les muscles blancs, et les tremblements qui naissaient. Jeanne en avait le rimmel qui se mêlait avec la bave, la chevelure et le fond de teint.

Leur rencontre avait été brève. Mais c'est que lui, elle voulait le voir nu, le toucher, l'effleurer, elle espérait le regarder jouir, souffler, dormir. Il n'avait pas cherché à coucher avec elle. "Non, non" avait-il juste murmuré. Puis il l'avait étreinte, elle s'était senti bien dans son étau, il lui avait donné un baiser chaste et doux.

"J'aimerais te revoir". 

Le gros homme a repris ses lunettes carrées, soulagé de son besoin, n'a laissé qu'une poisse, qu'elle frotte un instant, une odeur sure qui va s'étioler, avec l'encens, et le souvenir d'un étouffement momentané, agréable. Jeanne ferme son tiroir. Et sa maison. 

(lecture des (h) chez Nathalie Veuillet et Simon Marozzi, dans la camionnette de la Hors De transformée en lupanar, avec la présence lumineuse de Pauline en robe jaune, Jeanne maussade, projetant le superbe film de Cyril Besse sur les parois et sur ouam) (ah oui, et moi, caleçon, peignoir blanc cassé trop petit, mi-cuisse, avec des lunettes carrées pour la fin de la lecture) (Fallait voir ça !). 

jeudi 12 février 2015

Charlie !

J'écris un journal. Je le tiens, mais sans me mettre la pression, donc, il y a des périodes de vide. Comme ce mois de décembre, puis janvier. Je n'allais pas raconter dans un journal qui sera lu par des générations d'élèves et d'intellectuels que j'étais bien content d'aller au ski, que j'avais pourtant très mal à l'épaule, qu'on a même pensé à une polyarthrite (puis non), que j'ai encore une fois trop mangé, que j'aime toujours ma famille mais que bon une semaine c'était un peu long, ah, sinon, mon frère a acheté un appartement à Méribel. C'était bien, il vaut quinze fois mon appartement lyonnais (je le loue)(mais le compte est exact), et surtout il est situé à quelques mètres des pistes. Puis le nouvel an, je l'ai à peine fêté, ah mais vous savez moi les fêtes obligatoires. Bref la vie comme tout le monde, et pas trop le goût d'en tirer quoique ce soit de littéraire ou de philosophique (quelle idée). L'année commençait plutôt bien, j'avais l'intention de voir mon patron pour lui dire que j'en avais bien marre de ma pauvreté, qu'il fallait qu'il fasse un petit effort, et je devais alpaguer mon voisin, pour faire une déclaration de sinistre (plusieurs mois que je dois le faire).

Ce matin funeste, je suis sur un article, j'avance pas trop mal, mais en mettant France Culture, je me retrouve avec des chants orthodoxes dans les oreilles, ce que je ne peux supporter que quelques minutes. Je cherche donc une émission, en zappant, France Info, RMC, Europe 1, Radio Canut. Pas France Inter, je l'ai déprogrammé par accident, sinon je m'y serais calé sans faire d'histoire, l'idée n'est pas d'écouter la radio, à ce moment-là. Je laisse l'odieux Morandini, ou le passable Morandini, c'est selon mon humeur, parler dans mon poste mais pas avec cette véhémence insupportable de ces gens qui ont tout vu tout entendu dans leur vie passionnante et nous le rabâchent à longueur d'onde sur RMC. Je ne sais pas de quoi il s'agit, ce jour-là, je me contente du ronron, et je me remets à mon article. Peu après 11 h 30, mon oreille sélectionne une incise, une brève interruption des programmes. Il y a une fusillade à Charlie Hebdo.

Merde. Je zappe, à nouveau, et n'apprends rien. J'enregistre et je ferme l'article en cours de rédaction, je vais illico sur les sites de Libé, France 24, ITV, BFMTV. Et peu à peu l'horreur s'installe, sur mon PC, dans mon salon, et même dans la rue, lorsque je vais chercher le pain, plus tard. Luc, mon ami rédacteur en chef adjoint à Libé, me lâche des textos, c'est lui qui m'informe du probable décès de Charb. De Charb ! De Cabu ! Et ensuite, Wolinski, je lis son nom sur un bandeau, Wolinski, putain. Il y a les images qui arrivent, de ces deux gros beaufs encagoulés ("Nous ne tuons pas les femmes", dira l'un d'eux, ou encore "Nous ne tuons pas les civils"), le pauvre flic qui demande grâce et qui meurt sous nos yeux. Un déluge d'horreur. Longtemps que je n'achetais plus Charlie, d'abord parce que je ne les trouvais pas si drôles, et puis Philippe Val m'avait bien refroidi. Charb, je le sentais bien, je lui en voulais juste de ne pas me connaître, mais, à sa décharge, je ne me suis jamais présenté. Je me souviens avoir interrogé Luc, lorsque Charlie vivait dans les murs de Libé, et vous faites des soirées ensemble ? Et tu as fait connaissance avec Charb ? Non. J'avais cet espoir de me marrer un soir en sa compagnie. Fraterniser avec de la bière en déblatérant sur la religion, par exemple. Me voilà, ce 7 janvier, à fraterniser tout seul avec lui, et avec tous les autres, tandis que monte en moi la colère. La colère. Contre les religions, et contre cette espèce d'acceptation diffuse et bien-pensante de la beauferie réactionnaire des religions, au détriment des minorités à l'intérieur des minorités. Les libres penseurs d'origine maghrébine, les homosexuels, les féministes, auront raison d'en vouloir à notre société, si, décidément, elle ne fait rien pour les protéger. Les curés de toute sorte (et ceux qui se prennent pour des) doivent dorénavant savoir que les athées sont prêts à s'opposer aux fantasmes de domination dégueulasses que révèle leur prosélytisme, leurs prières publiques, leur moral liberticide et régressive.

Soudain, Coulibaly. Qui assassine une jeune policière municipale en formation, elle réglait la circulation. La confusion des symboles, l'inutilité de son acte, la beauferie armée, l'étendue de sa bêtise, qui va se confirmer par la suite. Et on le retrouve dans l'Hyper Cacher, comme par hasard, il a dû avoir beaucoup réfléchi, avant de se dire qu'il lui fallait cibler des juifs. Je ne sais pas, moi, il devrait y avoir un système spécial, une armée de policiers prête à intervenir sans délai pour sécuriser les magasins juifs, les synagogues, à la moindre alerte, un tir de kalash quelque part. Ils seront toujours ciblés, inutile de se le cacher.

La colère, la colère. Protéger les synagogues, les temples, les églises, les mosquées. Combattre sans merci les idées qui y circulent. S'en mêler.

J'ai pu reprendre mon article, chaque jour, un peu. J'ai pu reprendre un rythme de travail, quelques jours plus tard. J'avais défilé, le dimanche, au milieu d'une marrée humaine, à Lyon, dont il est parfaitement faux de dire que les maghrébins en étaient absents, et il y avait des musulmans. J'avais hésité à y aller, je ne voulais pas défiler avec des gens racistes, ou qui allaient réclamer un Patriot Act contre lequel il faudrait absolument se dresser. En même temps, j'espérais que cette manif écrabouille les chiffres de la mobilisation indécente des salauds cathos homophobes (renforcés par les autres religions, plus discrètes, mais bien présentes aussi), qui avaient défilé, cette année, contre moi et le putatif et merveilleux garçon qui devrait, un jour, me proposer le mariage.
C'était une marche sous le soleil, dans une sorte de silence bienveillant, la foule qu'il avait fallu diviser, à cause de son immensité, était comme une mer tranquille et invasive, parcourue des rumeurs de l'onde de nos applaudissements.