vendredi 5 juin 2015

Maison porno, cabossée

"Mustapha, le trou du cul, qu'a plus de face, qu'un derrière. Un assez beau, mais qu'il écarte, sans cesse, et qu'il frotte sur le nez de qui veut bien lui renifler. Jeanne avait bu, voulait qu'il la prenne, voilà, se faire tringler, c'est ce qui la remet au monde, à sa place, tas de chair nouveau né, putain, merde. Elle s'ouvrait, susurrait un poème, d'amour, cherchait à enchanter la Mousse, pour qu'elle s'étende, sur elle, et l'envahisse. Mais son ventre resta vide."

Cela débute par une inquiétude. Dans un silence que rien ne trouble, ou alors il y a du vent dans les voilures chantantes du petit bois du vallon. Le rôdeur se devine entre deux éclats de lune. Un homme, un timide, à la vertu ventrue, la tête rentrée dedans. Un passant fardé d'assurance et de bonne conscience. Un autre, un boutonneux tardif, qui va lui donner du Madame. Et l'homme approche, avec son besoin falsifié, son sale besoin, auquel il pourrait renoncer, s'il pissait, là, maintenant, un bon coup.

Le rôdeur ne s'avance pas, Jeanne s'inquiète. Et espère. Elle peut encore. Elle a vieilli comme ça, dans ce déséquilibre, qui lui donna longtemps l'illusion d'avancer. Le pied droit lui laissait espérer le gauche, le gauche, vacillant, s'inquiétait des faiblesses du droit. Elle dansait de l'un à l'autre.

Jeanne a bien entendu, tout à l'heure, il y avait une voiture, qui s'est arrêtée à bonne distance. Autour de son camion, il y a un territoire. Un territoire qui s'appelle dehors. Un premier cercle où tu es sous son regard. Un second, que tu traverses pour qu'elle ouvre sa porte. Et tu fais entrer le prince ici, dans ton royaume. C'est lui qui se déshabille, tu veux bien l'aider, mais c'est plus cher. Tout est plus cher, dans l'ordre, fellation, baiser, pénétration, sodomie, sors ta queue, qu'on en finisse. Jusqu'aux filaments blanchâtres qu'elle préfère oublier dans un froissement de sopalin. Le billet qu'elle n'oublie pas, qu'elle fait disparaître. Et ses seins qui tombent à s'en détacher, mais non, elle les range.

Les lunettes carrées, bonjour, c'est combien. Ok, c'est d'accord, et le gros homme à la respiration profonde, haletante, pose ses lunettes sur la télé. « On peut mettre le chauffage ? » C'est plus cher, dit Jeanne. Et elle joue avec ses couilles.

Cher Romain.

Des milliards et des milliards de gouttes de verre, traversées par la lumière. La lumière décomposée des milliards et des milliards de fois. C'est ce que je vois s'il pleut.

J'offre ma peau, j'essaie de garder les yeux ouverts.

Si je me déshabille, j'ai l'impression d'être bénie, par la lumière, par la lumière décomposée.

La lumière poisseuse m'enrobe.

Romain, c'est cette grande promesse, de ta jeunesse et de tes muscles ronds. Tant de beautés dans le jardin où nous nous sommes présentés, à l’abri de l'orage, sous la bâche du marchand de glace. Ce sont tes mains, tes baisers, Romain.

Je suis dans ce jardin planté de millions de tiges d'argent.

Jeanne avait bu ce qu'il fallait, mais tellement qu'elle s'endormait, saoul... sous le gros homme en émoi. Elle couinait dans ce sommeil, elle remuait, elle s'agrippait. Romain lui était apparu, ses lèvres fines sans sourire et son regard bienveillant. Elle s'accrochait à cette image, la joliesse du moment, les muscles blancs, et les tremblements qui naissaient. Jeanne en avait le rimmel qui se mêlait avec la bave, la chevelure et le fond de teint.

Leur rencontre avait été brève. Mais c'est que lui, elle voulait le voir nu, le toucher, l'effleurer, elle espérait le regarder jouir, souffler, dormir. Il n'avait pas cherché à coucher avec elle. "Non, non" avait-il juste murmuré. Puis il l'avait étreinte, elle s'était senti bien dans son étau, il lui avait donné un baiser chaste et doux.

"J'aimerais te revoir". 

Le gros homme a repris ses lunettes carrées, soulagé de son besoin, n'a laissé qu'une poisse, qu'elle frotte un instant, une odeur sure qui va s'étioler, avec l'encens, et le souvenir d'un étouffement momentané, agréable. Jeanne ferme son tiroir. Et sa maison. 

(lecture des (h) chez Nathalie Veuillet et Simon Marozzi, dans la camionnette de la Hors De transformée en lupanar, avec la présence lumineuse de Pauline en robe jaune, Jeanne maussade, projetant le superbe film de Cyril Besse sur les parois et sur ouam) (ah oui, et moi, caleçon, peignoir blanc cassé trop petit, mi-cuisse, avec des lunettes carrées pour la fin de la lecture) (Fallait voir ça !). 

jeudi 12 février 2015

Charlie !

J'écris un journal. Je le tiens, mais sans me mettre la pression, donc, il y a des périodes de vide. Comme ce mois de décembre, puis janvier. Je n'allais pas raconter dans un journal qui sera lu par des générations d'élèves et d'intellectuels que j'étais bien content d'aller au ski, que j'avais pourtant très mal à l'épaule, qu'on a même pensé à une polyarthrite (puis non), que j'ai encore une fois trop mangé, que j'aime toujours ma famille mais que bon une semaine c'était un peu long, ah, sinon, mon frère a acheté un appartement à Méribel. C'était bien, il vaut quinze fois mon appartement lyonnais (je le loue)(mais le compte est exact), et surtout il est situé à quelques mètres des pistes. Puis le nouvel an, je l'ai à peine fêté, ah mais vous savez moi les fêtes obligatoires. Bref la vie comme tout le monde, et pas trop le goût d'en tirer quoique ce soit de littéraire ou de philosophique (quelle idée). L'année commençait plutôt bien, j'avais l'intention de voir mon patron pour lui dire que j'en avais bien marre de ma pauvreté, qu'il fallait qu'il fasse un petit effort, et je devais alpaguer mon voisin, pour faire une déclaration de sinistre (plusieurs mois que je dois le faire).

Ce matin funeste, je suis sur un article, j'avance pas trop mal, mais en mettant France Culture, je me retrouve avec des chants orthodoxes dans les oreilles, ce que je ne peux supporter que quelques minutes. Je cherche donc une émission, en zappant, France Info, RMC, Europe 1, Radio Canut. Pas France Inter, je l'ai déprogrammé par accident, sinon je m'y serais calé sans faire d'histoire, l'idée n'est pas d'écouter la radio, à ce moment-là. Je laisse l'odieux Morandini, ou le passable Morandini, c'est selon mon humeur, parler dans mon poste mais pas avec cette véhémence insupportable de ces gens qui ont tout vu tout entendu dans leur vie passionnante et nous le rabâchent à longueur d'onde sur RMC. Je ne sais pas de quoi il s'agit, ce jour-là, je me contente du ronron, et je me remets à mon article. Peu après 11 h 30, mon oreille sélectionne une incise, une brève interruption des programmes. Il y a une fusillade à Charlie Hebdo.

Merde. Je zappe, à nouveau, et n'apprends rien. J'enregistre et je ferme l'article en cours de rédaction, je vais illico sur les sites de Libé, France 24, ITV, BFMTV. Et peu à peu l'horreur s'installe, sur mon PC, dans mon salon, et même dans la rue, lorsque je vais chercher le pain, plus tard. Luc, mon ami rédacteur en chef adjoint à Libé, me lâche des textos, c'est lui qui m'informe du probable décès de Charb. De Charb ! De Cabu ! Et ensuite, Wolinski, je lis son nom sur un bandeau, Wolinski, putain. Il y a les images qui arrivent, de ces deux gros beaufs encagoulés ("Nous ne tuons pas les femmes", dira l'un d'eux, ou encore "Nous ne tuons pas les civils"), le pauvre flic qui demande grâce et qui meurt sous nos yeux. Un déluge d'horreur. Longtemps que je n'achetais plus Charlie, d'abord parce que je ne les trouvais pas si drôles, et puis Philippe Val m'avait bien refroidi. Charb, je le sentais bien, je lui en voulais juste de ne pas me connaître, mais, à sa décharge, je ne me suis jamais présenté. Je me souviens avoir interrogé Luc, lorsque Charlie vivait dans les murs de Libé, et vous faites des soirées ensemble ? Et tu as fait connaissance avec Charb ? Non. J'avais cet espoir de me marrer un soir en sa compagnie. Fraterniser avec de la bière en déblatérant sur la religion, par exemple. Me voilà, ce 7 janvier, à fraterniser tout seul avec lui, et avec tous les autres, tandis que monte en moi la colère. La colère. Contre les religions, et contre cette espèce d'acceptation diffuse et bien-pensante de la beauferie réactionnaire des religions, au détriment des minorités à l'intérieur des minorités. Les libres penseurs d'origine maghrébine, les homosexuels, les féministes, auront raison d'en vouloir à notre société, si, décidément, elle ne fait rien pour les protéger. Les curés de toute sorte (et ceux qui se prennent pour des) doivent dorénavant savoir que les athées sont prêts à s'opposer aux fantasmes de domination dégueulasses que révèle leur prosélytisme, leurs prières publiques, leur moral liberticide et régressive.

Soudain, Coulibaly. Qui assassine une jeune policière municipale en formation, elle réglait la circulation. La confusion des symboles, l'inutilité de son acte, la beauferie armée, l'étendue de sa bêtise, qui va se confirmer par la suite. Et on le retrouve dans l'Hyper Cacher, comme par hasard, il a dû avoir beaucoup réfléchi, avant de se dire qu'il lui fallait cibler des juifs. Je ne sais pas, moi, il devrait y avoir un système spécial, une armée de policiers prête à intervenir sans délai pour sécuriser les magasins juifs, les synagogues, à la moindre alerte, un tir de kalash quelque part. Ils seront toujours ciblés, inutile de se le cacher.

La colère, la colère. Protéger les synagogues, les temples, les églises, les mosquées. Combattre sans merci les idées qui y circulent. S'en mêler.

J'ai pu reprendre mon article, chaque jour, un peu. J'ai pu reprendre un rythme de travail, quelques jours plus tard. J'avais défilé, le dimanche, au milieu d'une marrée humaine, à Lyon, dont il est parfaitement faux de dire que les maghrébins en étaient absents, et il y avait des musulmans. J'avais hésité à y aller, je ne voulais pas défiler avec des gens racistes, ou qui allaient réclamer un Patriot Act contre lequel il faudrait absolument se dresser. En même temps, j'espérais que cette manif écrabouille les chiffres de la mobilisation indécente des salauds cathos homophobes (renforcés par les autres religions, plus discrètes, mais bien présentes aussi), qui avaient défilé, cette année, contre moi et le putatif et merveilleux garçon qui devrait, un jour, me proposer le mariage.
C'était une marche sous le soleil, dans une sorte de silence bienveillant, la foule qu'il avait fallu diviser, à cause de son immensité, était comme une mer tranquille et invasive, parcourue des rumeurs de l'onde de nos applaudissements.