Trente-septième jour
Jeudi 3 mai 2012. Retour à Marrakech.
Remonté, décidé à ne pas me laisser amadoué par un emmerdeur
quelconque, et à commencer par un taxi. « Taxi ? »,
me demande-t-on alors que je n'ai pas encore la main sur mon grand
sac à dos. Je prends tout mon temps, je réponds, oui, 15 dh pour la
médina. Le mec fait mine de me rire au nez, mais mon regard
l'intimide. Pas grave, j'y vais à pieds, lui-dis-je, et là il prend
à témoin un groupe de chauffeurs qui joue son rôle comme un seul
enfoiré, non 15 dh, ce n'est vraiment pas assez. Pas de souci, j'y
vais à pieds. « 30 dh, au moins », tente le chauffeur.
« Si vous ne voulez pas travailler, c'est votre affaire »,
et j'y vais à pieds, comme promis. Le chauffeur me rattrape : « 20
dh ? ». Je suis presque incrédule, il me propose le prix
que je voulais. C'est d'accord, lui dis-je. Après, pendant le
voyage, c'est drôle, il me demande l'autorisation de prendre
plusieurs personnes à bord, ce que j'accepte, dans ma grande bonté.
Ces connards-là, quand tu les traites comme ils le méritent, je veux
dire mal, après, ils sont tout miel.
20 dh, c'est à peu près deux fois ce qu'il exigerait d'un local,
donc, bon, il n'est pas mécontent. Il me dépose à la gare de taxis
du Square Foucaud, où j'ai tous mes repères. Je vais directement au
Central Palace, où la femme de la réception m'accueille avec de
charmants sourires, notre complicité est retrouvée dès les premiers
salam aleikum, aw aleikum salam. « Je vais vous trouver une
belle chambre » me dit-elle. Et elle ne ment pas.
Trente-septième jour
Je me perds dans la médina et je
trouve le moment agréable. J'évite les souks à touristes et j'ai
enfin le sentiment d'être au cœur de la ville rouge. Je reconnais
la nature des commerces, petites épiceries, ventes de crêpes
marocaines (dont j'ai l'impression qu'elles changent de nom selon les
régions) et de beignets plongés dans le sucre, pain, chariots de
fruits, atelier de mécanique, lieu crucial évidemment pour un
peuple qui roule en véhicules des années 70 ou 80, voitures et
mobylettes. D'ailleurs les mobylettes, ici aussi bien qu'à Casa,
sont un fléau pour le piéton, les Marrakchis roulent sans vraiment
faire gaffe, avec pour seule précaution le klaxon. Partout ou tu
entends le bourdon d'une brêle, barre-toi vite, range tes fesses et
cesse, à l'instant, de mettre le nez en l'air. Dans le dédale de la
ville médiévale, un jeune, mais tout jeune garçon, m'aborde, « la
place ? » Je réponds que je ne veux pas de guide et il me
colle quand-même au train. « Pas là, fermé », le
morpion connait son rôle. J'insiste alors en faisant le signe du
flouze avec les doigts. Walou, tu comprends ? Je suis sec, mais
je tiens compte de ses dix ou onze ans. Et ça marche, il me lâche.
Un jeune Marocain qui range son scooter en face de sa porte me
sourit : « La place, c'est à droite, encore à
droite, et ensuite, toujours vers la droite », « Choukrane »,
et tout se passe bien, la rumeur de Jemaa El Fna, de toutes façons, me
guide jusqu'à son cœur battant. Les Gnaouas se donnent et
rassemblent autour d'eux les passants, les restaurants éphémères
ont installés leurs tables recouvertes de papier blanc, le stand
d'Hassan ne brûle pas encore. Les impérieuses clarinettes des
charmeurs de serpents retentissent tandis que les marchands de fruits
secs cherchent inlassablement à me vendre des dattes ou des
abricots. Finalement, je retourne au restaurant que je fréquentais
il y a deux semaines, harira, couscous, valeurs sûres pour ce
dernier repas au soleil couchant du Maroc. Trois enfants très
jeunes, 4, 5 et 6 ans je pense, viennent alors à ma table, et me
harcèlent, pour quelques dirhams. La petite de 5 ans était couvée
par le regard incitatif et protecteur de son grand frère, celui qui
avait 6 ans, peut-être 7, en s'exerçant au regard d'enfant triste.
J'ai dû lui dire non, mais, cette fois, en la regardant bien, avec
assurance et, je crois, une bienveillance ostensible, dont elle a cru
longtemps pouvoir tirer profit. Un autre môme, celui-là ne devait
pas avoir 4 ans, mignon comme, comme, je ne sais pas moi, mignon,
exercé, lui aussi, aux yeux tristes. Je l'ai regardé de façon
presque obsessionnelle, avec beaucoup de fermeté, autant d'amour
qu'il m'était possible. Et l'enfant est resté, sans plus jamais
rien mendier. A me regarder, à baisser les yeux, puis à me regarder
à nouveau. Qu'il est beau cet enfant. Voilà, nous nous sommes
regardés. Je n'avais aucune compassion, ce n'était pas l'esprit.
L'enfant-instant était le mien. Je n'avais pourtant aucun droit de
lui interdire de faire la manche, ni les moyens de l'amener à
l'école. Je suis parti déchiré, impuissant, comment être un
adulte, à ce moment-là.