mardi 21 juin 2011

Médée Moi

J'invoque ici le soleil, mon aïeul, j'invoque ses dards sans merci, qu'ils percent, tranchent, coupent, hachent, mâchent, broient les jours de Jason, jusque dans la vieillesse, qu'ils lui brûlent chaque minute en chaque petit cube de sa viande de fils de chienne un remord plus intense. Jason l'Argonaute, mon époux, naquit un jour de mes crimes. Mes crimes, mon amour. J'ai tué pour toi, héros. Alors vois.

Je suis l'étrangère, mais en tous lieux. Jason, tu me chasses ? As-tu vu roussir au sein de son palais la jeune peau de ta fiancée ? As-tu senti les si merveilleuses odeurs de cochon grillé qui, alors, s'en dégagèrent ? C'est moi qui fit sa robe mortuaire, piégée, le tissu qui la consuma, elle et son père. Jason, tu me répudies ? Je suis une chienne errante, je n’ai plus de chez-moi, je n’ai plus de pays. C’est cela, renoncer à la famille, à l’espoir, c’est s’obliger au mouvement. Je vais prendre la route, ainsi que tu l'ordonnes. Plutôt ça que la mort. Je suis mortelle, bien que magicienne, ah Jason ! Je t'ai immunisé contre les flammes et les sabots d'airain des taureaux de Pélias. Ah ah ! Et les filles de ce roi félon ! Elles ont découpé leur papa, puis l'ont fait cuire dans un chaudron avec des faines de carottes, on savait rire, non ? Regarde-moi Jason, mes sorts sont si peu de chose. C'est par la grâce de mes couteaux que je suis l'égale des dieux.

Je te fais l'amour une dernière fois, n'as-tu jamais eu davantage le désir de me prendre. Je fais l'amour comme un meurtre. Je tue, j'éradique. J'élimine tout ce qui, en toi, fut héroïque. J'assassine les garçons que tu aimais. J'efface ce que tu dois à notre amour. Je donne naissance au monstre. C'est le monstre que j'enfante avec toi, c'est ce monstre qui mange les garçons que tu aimais. Et ce monstre vit. Son haleine, son souffle n'est déjà plus qu'un puissant effluve émanant du ventre crevé de ma première proie. Ô bel étranger, mon fils, timide et doux, quel monstre, à l'instant, naît sur la couche où tu te tords. Ce monstre qui te traque, t'expulse en un spasme, c'est tellement beau, et moi le monstre m'aspire, me possède. Qui s'étonne ainsi du monstre, de sa beauté bruyante. Je suis là, je suis bien là, je vais jouir de ça, d'être là.

Le premier je l'éventre. Le deuxième, je l'égorge. Mon enfant meurt en formant sur ses lèvres des mots d'amour, Jason. Des mots comme des baisers. Le monstre est un dieu muet. Il s'égosille en silence. Sa gorge halète du sang au lieu des phrases qui s'y perdent. Il n'expire pas, il coule.

Eh l'homme ! C'est moi qui fais toi, tu comprends ? Je suis Médée, je suis l'amour, je fais les rois, je les défais.

mercredi 1 juin 2011

L'autre, à ma surface (suite et fin)

Ce bonheur, que j'appelle bonheur par souci de communication, mais qui est bien plénitude, momentanée, qui est unité, identité, est peut-être dans la certitude de se trouver sous la protection d'une force vitale, éveillée, amicale, virile, maternelle, et qui m'appelle, Ouam ! Ou alors je veux simplement que tu viennes, que tu te déshabilles. Tu me veux et c'est la raison de ta présence. Tu te poses sur moi, tu me prends les lèvres et mes mains collent à ton dos, enfin je te respire.

Longtemps après le lycée, j'expérimente les corps, la peau des autres. Je touche. Je serre. Je caresse et je griffe, je goûte. Je hume. Je serre fort, je plaque sur moi les corps. Des autres. Et c'est comme si mes boyaux trouvaient enfin leur place, le poids du corps de l'autre me calme, mes tripes enfin ne cherchent plus à sortir de moi, ni mon cervelet, l'autre à ma surface me circonscrit, et, me limitant, m'individualise, me met au monde.

Plutôt que d'aller au lycée, ce beau matin de pleine lumière, tu viens me réveiller. Tu es au pied de mon lit d'enfant, je me suis redressé, tu as les bras ouverts et le rire franc. Je souffle un bon coup ça va pas non, tu m'as fait peur. J'ai un rire inexplicable et, d'ailleurs, inexprimé. Un rire dans moi comme un oiseau, pas encore blessé. Moi, sous ton regard et assez parfaitement moi.

(Inspiré de Fucking Western, roman, pour une lecture aux Envolires, le 28 mai 2011 dans la tour de Crest)