Je dois avouer que je ne suis entré dans l’œuvre de Brigitte Giraud qu'à petits pas. J'ai rencontré l'autrice lyonnaise avant même de lire une ligne d'elle, pour le boulot, je l'avais trouvée sympathique et j'avais peur de penser du mal de son écriture, je n'aurais pas forcément su faire le faux-cul, par la suite. Je me suis risqué d'abord en 2010 à lire Une année étrangère, surtout parce que j'avais rencontré Brigitte Giraud plusieurs fois à la Croix Rousse, et qu'un jour, peut-être six mois avant la publication de ce roman, elle m'avait dit, enfin, tu sais, ça y est, j'écris, j'ai trouvé deux mois pour m'isoler, ça y est, je vais écrire. Dans ses yeux, dans toute l'expression de son visage, j'avais cru voir de la joie, comme un doute qui s'était enfui. C'était la preuve, pour moi, que Brigitte Giraud n'écrit pas pour amuser la galerie, jamais. En effet, la lecture d'Une année étrangère fut un choc. Je n'ai jamais pensé de ce roman qu'il était un "grand livre", ou un "chef d’œuvre", ces deux mots n'exprimant d'ailleurs que l'impuissance à critiquer, qualifier un texte. Mais j'ai eu la certitude que Brigitte Giraud était une "grande autrice".
Une "grande autrice", déjà parce qu'elle possède une voix, qui est sa voix, et dont l'ampleur, la beauté, me saisi plus encore dans Pas d'inquiétude. Sa phrase est simple, sans afféterie, sans emportement, sa musique s'installe au creux de moi, sa langue vibre en moi, c'est doux mais pas seulement, cela peut être terrible, descendre dans mon ventre, à la source de tant de primitives inquiétudes. L'idée de ce roman lui vient quand elle entend à la radio une anecdote, l'histoire d'une usine où les ouvriers ont cotisé leurs jours de RTT au profit d'un des leurs, qui n'avait plus un jour à prendre, mais qui avait un môme malade à la maison et aucun moyen de le faire garder. Brigitte Giraud, à partir de cette anecdote, sans chercher à enquêter, tisse un roman magnifique, implacable.
Si vous interrogez Brigitte Giraud sur ses intentions, elle vous répondra qu'elle se sent incapable d'écrire un livre politique. Et il est vrai que Pas d'inquiétude n'est pas, à proprement parler, un essai politique. Une famille vient d'emménager dans une maison d'un lotissement, avec son bout de pelouse qui donne directement sur un ruisseau. Mehdi, le petit, tombe malade. Cet accident dans le continuum de la vie de chacun est immédiatement le révélateur absurde du contexte social, des humiliations contingentes, mesquines, subies par cette modeste famille. L'autrice me semble ici d'une cruauté sidérante, tellement je crois voir, dans les pensées du père, à nu, aussi bien que dans l'enchaînement des faits, et des micro-événements, une vérité profonde, c'est à dire une vérité qui va au-delà d'une réalité de surface, puisque au moment où je suis touché, dégoûté, révolté, j'en exprime une idée. Quand la mère obtient le soutient de son patron, Brigitte Giraud évoque la jalousie que cela provoque dans les bureaux, la solidarité dans l'usine que le père a bien du mal à assumer. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'autrice, sans donner de consigne de vote, prend position, claire et nette. La description est lucide, désespérante, je sais que certains lecteurs, rendus à leur impuissance, ont lâché le livre ici. Le début, à cause de ce révélateur ultra-violent de la belle langue, est d'une densité incroyable, mais il me sera difficile, de toute façon, jusqu'à la dernière page, de reprendre mon souffle. Je ne suis pas loin des larmes, plusieurs fois, j'ai de vieilles révoltes qui se réveillent lorsque je lis, sans caricature, la culpabilisation de l'employée, de l'ouvrier, dans leur travail, celle des parents par le médecin. Ce que cela provoque dans le couple, les tensions, les désirs, l'absence de désir, le besoin de l'autre ou son rejet, ce que cela implique pour la grande sœur de Mehdi, plus seule que jamais au moment le plus difficile de sa jeune existence. Le père construit un mur pour contenir les crues du ruisseau, au pied de son terrain : en vain. La charge émotionnelle du récit est telle que je ferme le livre quelques fois. Pour l'ouvrir aussitôt, car Pas d'inquiétude, qui est donc bien le contraire d'un livre sans politique, est de ceux qui ne vous lâchent pas, à cause de cette voix posée, claire, le style sans esbroufe et sans pathos de Brigitte Giraud dont le débit régulier, quoique musical, n'en a pas terminé, pas encore, s'il vous plait, pas encore, avec moi...
Pas d'Inquiétude, de Brigitte Giraud, chez Stock, 270 p, 19 euros.
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