mardi 8 septembre 2009

Mon tour de passer (2)

La Loire, à certaines époques, est tout simplement infranchissable. Elle charrie dans son tumulte tant d’épaves, tant de bois flotté, tant de sable, aussi, que même le passeur intrépide d’antan hésitait quelques fois à transporter les gens de l’autre côté. Le passeur, vous connaissez le principe. Il faisait à quelque kilomètre en amont coulisser une large barge le long de deux câbles tendus au-dessus du fleuve. Madame Carmin m’a raconté qu’il y avait une coutume. Les voyageurs ne payaient qu’à l’arrivée et devaient mettre le prix de la traversée sous la langue, et gare à celui qui ne le faisait pas, il était fauché par un rondin ou ripait sur la barge, bref, il finissait dans l’eau, et sûr, il n’en ressortait pas. Combien de cadavres ont été enterrés dans le petit jardin de l’auberge, Madame Carmin ne sut pas me le dire et il n’y a jamais eu bizarrement de rapport de gendarmerie. Personne n’a entendu parler de ce tas d’os parce que, selon les pouvoirs publics, il y avait prescription. Et c’est pour cela qu’ils ont fait appel à un grand architecte, pour faire un grand et surtout un gros pont, ici, à cette place-là précisément. Non parce que si vous vous demandez ce qui peut bien justifier le contrepoids de 8000 tonnes de ce beau béton gris, hein ? Vous ne croyez tout de même pas que c’est pour la balade ? Car il faut bien des hommes pour faire tenir un pont entre deux rives, combien, à votre avis, pour un tel ouvrage ? Combien, pour qu’un poète les cheveux flottant dans le sillage du fleuve, les oreilles brûlantes et le nez cherchant un effluve de sauvagerie dans les méandres indociles, retrouve dans le voyage vers la rive, un peu de son rêve. Avec, peut-être, le goût métallique d’une pièce sous la langue. Le temps d’une traversée.

4 commentaires:

  1. je l'aime vraiment beaucoup, ce texte

    même si j'ai du mal à t'imaginer "les cheveux flottant dans le sillage du fleuve",
    je la vois, ta traversée dans l'écriture

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  2. Oui, c'est ma petite touche d'humour, pendant la lecture, à cet instant, j'ôtais mon casque de chantier...

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  3. j'aime bien cette histoire. Et sa conclusion.

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