dimanche 16 décembre 2012

Mes carnets du Maroc (52)

Trentième jour
Instructive discussion du matin. Andy évoque la jeune femme noire, car pour être sombre de peau, elle l'est. Elle descend des esclaves noirs de la région qu'on appelait les Haratines. C'est un mot qui est dérivé de Hams, « cinq », et qui exprime la fraction un cinquième. Il faut s'imaginer que le grand' père de la femme qui ne cesse de me mater depuis quelques jours était le Haratine du grand' père de Khadija. L'esclave. L'aide apportée par cette jeune femme et par l'ensemble des membres de sa famille, que ce soit ici à Tigami Khadija (« la maison de Khadija ») ou dans la maison que j'ai visitée hier, n'est, en conséquence, pas salariée. Mon hôte autrichien baisse le ton pour me révéler que les relations entre les deux familles perdurent, non plus tout à fait de maître à esclave, mais dans leurs rapports économiques. Le terrain cultivé par les descendants des Haratines appartient aux descendants de leurs maîtres. Il y a donc chaque année une fête du partage des récoltes, comme du temps de l'esclavage. Quatre mesures pour les propriétaires. Une pour les Noirs. Un cinquième, exactement ce que les Haratines touchaient lorsqu'ils étaient esclaves. Les femmes noires participent aux tâches réservées aux femmes dans la maison des propriétaires, les hommes cultivent, sans autre salaire que ce partage annuel. Je sens bien qu'en me soufflant cette histoire, Andy est révolté, honteux. Ce matin, il avait envie de vider sa besace. Le rapport des Marocains avec l'argent et le travail l'exaspère, lui qui fait construire sa maison depuis près de neuf ans. Un exemple. Un ouvrier qui se faisait payer 100 dirhams par jour, Andy lui propose de le payer 130 dh brut s'il veut la sécurité sociale, donc avec une cotisation retraite et une cotisation maladie. Hors de question pour l'ouvrier, car en net, il passait à 80 dh. « Non il veut l'argent tout de suite, il ne pense pas à l'avenir, il veut l'argent » Répète Andy. Bien sûr, si le système d'assurance n'est pas généralisé dans le pays, on peut comprendre l'ouvrier en question qui a pu se demander si on ne voulait pas l'enfumer. Mais c'est une constatation que j'ai été obligé de faire aussi, le Marocain veut l'argent. « Il veut autant d'argent qu'un Européen, mais il veut pas travailler comme un Européen, c'est problème, ça ». Les horaires de présence, les exigences des clients, les finitions... tout semble compliqué à obtenir. Andy me raconte qu'il accueillait un couple de pompiers nîmois depuis trois ans quand il les a confié à un guide du coin. Celui-ci avait une course à faire dans un village, alors il a voulu changer l'itinéraire prévu avec les pompiers. Ceux-ci ne se sont pas laissé emmener, exigeant que soit respecté leur contrat. Le guide est parti au village qu'il espérait rejoindre en les plantant au beau milieu de la montagne. Andy est allé récupérer les clients, il lui a fallu deux jours. Autant dire qu'on ne voit plus la queue d'un pompier nîmois ici. Ce qui est regrettable. « Si tu as besoin de matériel de construction, tu dois loué un pick up. Seulement aujourd'hui il y a des contrôles routiers pour vérifier que tu as la vignette et une assurance. Les Marocains ils refusent de payer, donc, plus de pick up ! ». Et lorsque tu réussis à en avoir un, on t'oblige à accepter les services d'un chauffeur qui se contente de conduire et ne bouge pas le petit doigt pour t'aider. Tu dois donc embaucher deux gars à Ouarzazate, et deux autres à Aït Benhaddou. Ensuite, tu dois les payer chacun son tour. Hors de question de demander à l'un de payer les autres avec ce que tu lui donnes. Il prendrait l'argent et ne le partagerait pas. Si tu ne payes pas tout de suite, et c'est valable pour le maçon par exemple, ils seront devant chez toi tous les jours jusqu'à ce que tu payes. « Si c'était parce qu'ils en ont besoin pour nourrir leur famille... mais non non non ! » s'insurge-t-il encore. « Combien vont boire l'argent et ensuite leur femme vient à la maison demander la farine un peu ». « Et la femme il vient chez toi parce que tu es Européen, donc riche ! ». « Ils vont boire la Maïa » (l'eau de vie de figue). Andy, cela fait trente-cinq ans qu'il connaît ce bled, et il y a encore des gens qui croient qu'il est riche.
Andy continue : « Les femmes elles aiment bien venir ici, elles m'aiment bien, tu sais pourquoi ? » J'ai peur de deviner, car je commence à sentir un peu ce qui se passe, dans les familles. Il y a deux ans, il s'est battu avec un frère de sa femme qui venait de lever la main sur une de leurs soeurs, et qui proclamait « J'aime taper sur ma sœur et sur ma femme ». « Casser mes lunettes, ja ». « Plus venu depuis, le frère, plus venu, ça, non ».
Alors qu'il me racontait tout cela une femme est entrée, une voisine proche, et comme Khadija était au souk, il l'a congédiée rapidement. « Cette femme, beurk », me fait-il, armé d'une vilaine grimace. C'est une femme qui s'invite dans la cuisine de Khadija et sa sœur et lorsqu'elle aperçoit Andy elle donne ses ordres, faites le thé pour Andy, demandez-lui ce qu'il veut manger ce soir... En gros elle vient mettre la pression de la tradition sur les femmes de la maison. « J'aime pas cette femme », et son ton trainant et dégoûté ne laisse pas de doute à ce sujet. 

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