mercredi 3 octobre 2012

Mes carnets du Maroc (32)

Vingtième jour
Pas de respect pour la chronologie dans ce journal. Avant de raconter la vie des gardiens de la pension Talaa, il faut que j'évoque ma visite de la médina de Fès en compagnie d'un jeune homme qui me faisait complètement tourner de l’œil. Et c'est d'ailleurs pour cela que je lui ai donné un billet de 10 euros à la fin – ce que je n'arrive pas à regretter, tout en pensant que c'était délirant. Le moment était délicieux. Le jeune homme m'aborde près du souk du Henna au coeur de la médina. Je l'envoie paître comme les autres. Je tourne ici, il me dit « c'est fermé, c'est fermé » et je dois me rendre à l'évidence que je me suis embarqué dans une impasse. En même temps, cela m'est égal, c'est le prix de mes tâtonnantes ballades, sans plan, ni guide. Je m'engage dans une autre rue, il me crie « non non c'est fermé aussi », et je continue ma route. Des mômes de six ou sept ans me disent « pas fermé, ouvert, à gauche ». Je les remercie, je suis leur conseil, presque triomphant, et je me retrouve... à mon point de départ. Ne reste alors qu'une rue, celle que cet enthousiasmant et dérangeant jeune homme m'exhortait de prendre depuis le début. Ce que je fais, très digne. Quelques mètres plus tard, j'ai oublié ce guide, je me replonge dans l'atmosphère populeuse, je me fais petit et notamment lorsqu'une mule chargée de bouteilles de gaz, une bonne dizaine, passe à petits pas. Je regardeles gens, les vieux cachés sous des capuches pointues, les femmes sous leurs châles, mais d'ailleurs pas du tout cachées, coquettes comme des femmes, et les jeunes hommes parfois si... appétissants ? Osons le mot. A cet instant, je remarque un très beau spécimen, juste devant moi, je ne dis pas tout l'effet qu'il produisait sur moi, c'est bien simple, je me sentais prêt à suivre ce somptueux derrière, ses épaules graciles, cette nuque douce, la belle énergie, immanente, jusqu'au bout de la Terre. C'était un moment agréable. Et ce garçon soudain se retourne : « Tu veux les tanneurs ? ». C'est encore lui. J'ai un coup au cœur, je ne sais me refuser à lui. Je lui précise bien que je ne lui donnerai pas un rond, que c'est un principe, lui ne demande pas d'argent, il me promet. « Tu veux voir les tanneurs ? » Ce qu'il espère, c'est en fait que les commerçants chez qui il me mènera réussiront à me vendre un de leurs produits aux prix, je dois dire, prohibitifs. N'empêche, c'est au milieu d'une troupe de toutous de toutes origines, sauf marocaine, qu'il est possible de surplomber les superbes tanneries multicentenaires de Chouira. Tant pis si le vendeur m'a pris ensuite pour un Américain en me proposant des vestes à 150 euros, je suis reparti avec les mêmes photos que les touristes de base, donc des photos que je m'étais promis de ne jamais faire. Le jeune guide, qui discutait avec les collègues, en bas, m'a vu passer, et me court après. Il va m'a emmener chez un épicier, très aimable, déçu de ne rien vendre, mais qui était bien content de me faire le salamalec jusqu'au bout. On est reparti, moi toujours attentif à la physionomie du garçon, lui qui devait cogiter sur la manière idoine pour me soutirer du pognon. Je savais dors et déjà que j'allais lui donner un billet, et je me rends bien compte que sa beauté, son attrait, mon désir, allaient me faire faire quelque chose non malgré moi, mais malgré cette partie raisonnable de moi qui, je le confesse, prend plus souvent part à mes décisions que ma sensibilité ou mon désir. Mon beau guide, à l'étrange élégance dans les rues sales de Fès, me propose d'aller « sur la meilleure terrasse de Fès » avec « la meilleure vue sur la médina ». Je ne doute pas, à cet instant, que cette terrasse ne soit celle d'une boutique de je ne sais quel marchand ou ferronnier, mais j'accepte. Il me fait alors monter toute la médina jusqu'à un jardin planté de pierres tombales. Personnes d'autre que lui et moi, sur un muret où il me propose de s'asseoir à son côté. Avec, donc, cette proximité émouvante, nous avons discuté. Ce môme, car s'en est un, est en vacances scolaires. Il étudie l'anglais, le français et la musique. Il connaît un Lyonnais, un mec qui doit ouvrir un magasin et le faire venir pour travailler « car moi je sais faire ça, vendre des choses ». Je pense que ce Lyonnais a dû abuser de ce trop jeune homme, de si douce apparence, je m'imagine un Français cédant à l'appel de sa bite, mon guide, à l'instant, essaie de me séduire. Son rêve absolu, pourtant, n'est pas l'Europe, il me le dit avec une sorte d'extase, de plaisir par anticipation : « l'Amérique ! ». Bon. Évidemment, cela ne me plaît guère. Enfin, je m'en fous. Je le préviens : « Il y a beaucoup de richesses aux USA et en Europe, mais tu sais, elles ne sont pas partagées ». J'ai l'impression nauséeuse de faire la leçon. Mais il il retombe un peu, il dit comprendre, qu'il sait ça. C'est comme le Maroc, il y a beaucoup de richesses, mais le peuple n'a rien. « Et pourquoi quand le roi vient à Fès on nettoie les rues de toutes les ordures, et le peuple, toute l'année il vit dedans ? » s'indigne-t-il. Il me raconte que le marché public a été attribué mais « personne il veut payer, alors qu'est-ce que ça veut dire, tu travailles gratuitement ? En France, quand les gens ramassent les poubelles ils sont payés oui ? » Je l'aime bien, ce doux guide. La vue qu'il me propose est grandiose, et je ne parle pas seulement de son sourire, de ses épaules, de ses fesses sous le jean. La médina jaunâtre, telle une vague, redescend de la montagne, contourne un pic. Et la nouvelle ville, lointaine, réapparaît derrière, sur un plateau. Fès est telle une langue qui s'enroule autour d'une dent. Avant l'horizon perturbé par les monts, une campagne telle que je l'ai perçue depuis la fenêtre du car, en venant, des champs à perte de vue. De là, les ordures en sont absentes. Nous redescendons enfin. Il rit beaucoup en me montrant une écurie bourrée d'ânes, qu'il qualifie de « taxi de la médina ». Il me dit de prendre des photos, mais non, je ne veux pas. Les photos qui pourraient faire passer la misère comme charmante, je m'en méfie. Je suis satisfait de pouvoir raconter cette réalité, mais je vois trop les jolies images surannées que je pourrais en tirer, les clichés touristiques agaçants. En vérité, la frontière est difficile à établir. Nous nous sommes séparé, finalement, le garçon était dans un état de joie impossible à contenir quand je lui ai tendu le billet rouge. Peut-être faut-il coucher, d'habitude, pour un billet. Maintenant, on est frères, me dit-il. Tandis que je pensais plutôt le demander en mariage. L'année prochaine, quand j'en aurai le droit.

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