Dixième jour
Je reste à Tanger, je viens de confier
mon linge à un pressing. Je me faisais les sangs en me disant que je
ne savais toujours pas retrouver le quartier des blanchisseurs –
appelons-le ainsi, il y a quatre ou cinq laveries – sur lequel
j'étais tombé il y a quelques jours. Donc je descends de l'hôtel
avec la ferme intention de noter sur mon plan l'endroit exact, que je me donnais pour mission impérative de trouver. Et je suis
content, j'ai accompli ce qui devait l'être. En sortant de l'hôtel,
je me suis dit ce doit être à droite. C'était en effet à droite,
à environ quinze mètres.
Dixième jour
Alors que j'ai encore craqué pour le
Petit Prince, je me retrouve dans ce café que j'affectionne. Le Café
de Paris est un immense établissement, toujours plein, et le lourd
qui a écrit dans le guide du Routard que « le décor craint un
peu » est juste un imbécile. Bon ce n'est pas Versailles,
malgré les murs entiers de miroirs, d'un mètre sur un mètre,
rivetés, ou les luminaires sur les colonnes, dorés à l'or fin,
discrètement kitch. Mais ce qui me plait ce sont les gens qui
fréquentent l'endroit. Finalement, c'est très mixte, pas beaucoup
de femmes, même si elles entrent comme elles veulent, bien sûr,
voilées ou non. Des touristes, ce n'est pas encore la saison mais il
y en a. Pas mal de jeunes gens, mais qui préfèrent la salle du
fond, avec une petite vue. Et surtout, surtout, la Chibani connexion.
Toute une clique de vieux, sirotant un thé à la menthe et à la
fleur d'oranger, ou un café au lait. Ils ont chacun un journal en
arabe ou en français, dans lequel ils se réfugient quand une
conversation les gonfle, ils peuvent même changer de place, histoire
de s'éloigner de leur interlocuteur, et cela malgré les salamalecs
de rigueur. La vérité de ces bonshommes en pension dans les
confortables fauteuils en cuir, ou mieux sur les banquettes
matelassées, c'est qu'ils aiment regarder le temps qui passe. Et
qu'ils le voient passer dans la grande symphonie interne qu'ils se
composent, chacun, avec le rassurant brouhaha et la présence des
autres. Seuls et bien heureux de l'être, ils font ici œuvre
d'artiste, mais pour eux-mêmes, des oeuvres éphémères et
inconnues. Et puis, ils s'adressent parfois la parole, et ça rigole,
et ça assène des vérités. Et il y en a qui préfèrent mettre un
terme en s'éloignant ou en plongeant le nez dans leur journal, ils
sont amicaux, mais très vaches.
Aujourd'hui je remarque aussi un jeune
homme en costard cravate, très rare ici. Il est très beau et se
comporte de façon très aristocratique. Je le sens bien héritier
d'une bonne famille et le respect qui l'entoure, des serveurs en
particuliers, le sourire agréable qu'il distribue, me confortent
dans cette idée. De l'autre côté de la salle, je reconnais un
homme qui parlait d'art contemporain hier avec un Américain. Une
autre fois j'ai vu un Marocain munis d'un cahier où il notait je ne
sais quoi, mais, je crois, en français. C'était soit un travail de
recherche, soit de la prose, comme j'ai la prétention d'en faire.
Dixième jour
Petite télé-transportation au café
Hafa, et c'est en effet un endroit superbe. Sans prétention, alors
que je craignais le contraire. Le thé est bon, 6 Dh, les tables
carrelées très belles, on s'assoie sans façon sur une des quatre
terrasses qui se succèdent, surplombant d'une cinquantaine de mètres
le boulevard Mohammed VI et donc, l'Océan. Le soleil s'invite,
l'ombre est gentiment donnée par les orangers en fleurs. Au loin des
paquebots passent le détroit, certains me paraissent si longs. Et la
côte d'Espagne, montagneuse, plantée comme il se doit d'éoliennes.
Un truc qui va me faire fuir, c'est la connasse d'à côté, qui a
sorti un cahier, un stylo, et qui écrit. Un autre, c'est l'atelier
d'écriture, en français, avec des Français, croisé quelques
étages plus haut. C'est devenu un lieu commun d'écrire à Tanger.
J'espère que ces nazes n'écrivent que de la merde. Ah la lose, je
repère encore deux « écrivains » sur la terrasse du
dessous. Je pose mon stylo putain.
Dixième jour
Et je le reprends. Car douter de son
talent est naturel, quand il n'est nulle part reconnu. Mais seulement
entre deux phrases, comme le photographe doute, lui, entre deux
clics. Je dois ajouter que l'épidémie d'écrivaillons, tout à
l'heure, au café Hafa, n'était que la conséquence de l'atelier
d'écriture. Tous planchaient sur un abécédaire dont le thème
était Tanger. Rien que d'avoir écrit cette phrase, qui ne dit que
la vérité, je retrouve un sourire cynique et jouissif. Presque un
fou rire, mais discret, intérieur. Quelle belle journée j'ai passé.
Depuis que je suis ici, bientôt une semaine, tout le déficit
hydrique du Maroc, qui se trouve être considérable cette année, me
tombe dessus. Mais entre l'averse de 10 heures et celle de 19 heures,
quelle belle journée j'ai eu.
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