Douzième jour
Je voudrais vanter les succulentes
pâtisseries marocaines achetées hier au hasard de ma promenade à
Tétouan. Ce que je peux en dire, c'est que la variété des goûts,
des apparences, des textures, enfonçait tout ce que j'ai pu
rencontrer à Tanger. Cette fois, le citron était présent, la
confiture de fraise avait un beau parfum de fraise, le chocolat de
chocolat. Les formes les plus bizarres étaient réussies, les
découpages étaient fins, les décorations subtiles. Mais voilà ce
matin je me sens écœuré, des envies de rendre. Mon hôtel est cher
et je ne voudrais pas rester trop longtemps. Trop malade. Je
patiente.
Douzième jour
On croit que la mort, c'est la lumière
qui s'éteint, comme quand on s'endort, et il doit bien avoir un truc
dans le genre. Mais la mort, je crois qu'elle commence assez tôt,
par la destruction progressive de notre univers. Une maison où nous
avons été heureux, même si nous ne la voyons plus, si nous savons
qu'elle existe encore, notre univers est préservé. En revanche, si
nous savons que les bulldozers sont passés, il y a bien un pan du
monde qui s'est évanoui. Plus grave amputation encore, c'est la mort
d'autrui. Des gens qu'on a côtoyés, qu'on aime ou qu'on a aimé,
autant d'univers que l'on a frôlés, imaginés, partagés. J'ai
perdu un ami l'année dernière, il s'appelait Christophe Chalessin,
une crise cardiaque, 39 ans. Et cinq ans qu'on ne s'était même
demandé des nouvelles, pas besoin, il me suffisait de le savoir
vivant, je ne me posais pas la question évidemment. Quand j'ai
appris, mon premier réflexe a été d'aller chercher des preuves de
son existence. Je n'ai pas de photo de lui, si, une, avec deux autres
amis de notre « bande », nous étions quatre, ils sont
rigolards et lui, il sourit, il n'éclatait jamais de rire. Sur
internet, j'ai trouvé des choses futiles, appelées à disparaître
avec les ans. Un passionné de jeux de rôle, il avait construit un
site autour de l'un d'eux. Dark Tophe. Je crois que ce faisant, je
cherchais à me rassurer, je me persuadais que le Tophe avait existé,
que tout ce qui existait, pour moi, grâce à lui, ne disparaissait
pas avec lui. Que je n'étais pas en train de mourir moi-même. Et la
vérité, c'est que la mort, en annihilant mon ami, a fait son œuvre
sur tous ceux qui l'ont aimé. Aujourd'hui, je suis au Maroc, à
Tetouan. Je viens d'apprendre que ma grand-mère va très mal, elle
n'en a plus pour longtemps, si je comprends bien. Envie de pleurer,
d'être avec elle.
L'univers s'efface. Se vide.
Mon grand-père, 94 ans, très
handicapé maintenant, est déboussolé, me dit-on. « Quand on
vieillit, m'a-t-il confirmé un jour, petit à petit, tous les amis
meurent autour de toi ». Il a ajouté : « C'est pas
drôle ». Depuis quelques années, ils vivent, lui et sa femme,
à Troyes. Tous les deux, l'un pour l'autre, avec une immense
tendresse, et dans l'idée que tout finirait un jour et même assez
vite. Ce jour approche dangereusement. Si la lumière s'éteint pour
l'un, pour sûr, elle s'éteindra aussi pour l'autre.
Douzième jour
Mon premier stylo n'a plus d'encre. Ce
pourrait être une métaphore valable, aussi.
En tout cas me voilà fermé dans ma
chambre. Pas le goût de sortir. Je vais me forcer. Je voudrais voir
le quartier des tanneurs, c'est un spectacle, il paraît. Que je
pourrai raconter à ma grand-mère en rentrant.
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