Quinzième jour
Il faut dire qu'ici, ou à Tétouan, la
deuxième langue n'est logiquement pas le français, puisque avant l'indépendance en 1956, le Rif était sous
protectorat espagnol. Et les Espagnols viennent en nombre, je dois
dire, à Chef Chaouen. Je pense en particulier à une petite famille
adorable, dans mon hôtel, les gamins me réveillent tous les matins
vers 7 heures, mais j'aime ce réveil. La petite voix de la grande
(elle doit avoir 3 ans) est un enchantement. Et elle l'ouvre,
toujours en train de raconter un truc, ou de demander, mais pas de
bonbons, pas le genre, plutôt comment c'est la vie des gens. Les
parents, et surtout José le père, s'amusent toujours à la
stimuler, ils jouent ensemble, lui posent des questions, lui montre
une porte, une chaise ou ce qu'il y a sur la table, pour lui raconter
des histoires que je ne saisis pas, et la gamine répond au quart de
tour. Bien sûr les cajoleries ne sont pas rares, et il faut bien car
les enfants, pour charmants qu'ils soient, sont des enfants, parfois
ils hurlent, et même le matin. Ah, j'évoque ma matinée, je me
rends compte que je n'ai pas raconté ma soirée d'hier.
Hier, je me suis senti de manger. Pas
le grand repas qui tue, mais un peu. Je suis allé traîner autour
des restaurants de la place Outa el Hammam et je me suis installé où
j'ai pris mes habitudes, sur une des tables recouvertes d'une
cotonnade bleue. Mais le patron qui, donc, m'a repéré, me demande,
ça ne vous dérange pas de vous assoir à côté du Monsieur, « il
veut vous parler ». Ce qui me surprend fort. J'accepte, en me
disant puisque je ne suis pas capable de faire des rencontres par
moi-même, il faut bien que j'accepte celles qui viennent à moi.
J'ai donc mangé en compagnie de Mounir. Un ancien athlète
international, qui a bien connu, dit-il, Stéphane Diagana. Il est
aujourd'hui responsable détaché du ministère des sports marocains
pour toute la région Tanger-Tétouan. « J'étais d'ailleurs à
Rabat hier, pour une réunion de travail avec les ministres de
l'intérieur, des sports et de la culture ». Ce qui fait trois
ministres, et il a trois photos de lui avec, chaque fois, un vieux
Monsieur différent à côté. Ce qui semble accréditer sa
vantardise. Et il me précise qu'il n'était pas là-bas pour ses
fonctions officielles, mais pour les recherches qu'il mène depuis
douze ans sur le cannabis. Qui cultive du cannabis, pourquoi, dans
quelle proportion... Surtout, comment réduire la production. Mounir
est sûr de lui, sa force est qu'il a une maison dans le Rif, en
plein coeur de la zone de production, et que, en conséquence, il
connaît les agriculteurs. Il pense pouvoir réduire de 50 pour cent
la surface consacrée au chanvre. Sa solution miracle est... de
demander gentiment aux producteurs eux-mêmes, en les persuadant
qu'en réduisant de 50 % la production, les prix, actuellement très bas, monteront.
Il pense pouvoir convaincre 80% des agriculteurs, ceux qui sont
diversifiés, qui n'éprouveront aucun mal à reconvertir leurs
terres. Les 20 % restant, Mounir croit que ce sont les syndicats qui
pourraient avoir leur peau en les obligeant à se diversifier... Des
syndicats qui restent à créer, si j'ai bien compris. A la
réflexion, c'est peut-être cette proposition la plus significative.
N'empêche. Je n'ai pas douze années de travaux derrière moi,
cependant, je le trouve bien optimiste, Mounir. Je lui dis que le
point fondamental, ce qu'il faut d'abord prendre en compte, c'est que
le paysan ne fera, en tout état de cause, que ce qui lui paraît le
mieux pour sa famille. Est-ce qu'il ne faudrait pas, pour commencer,
valoriser les autres productions ? Mais Mounir ne répond pas,
ou plutôt si, au téléphone. A son retour dans la conversation il a
occulté ma question et il me dit : « tu vois, si tu
entends parler en France que le Maroc a baissé de 50 % sa production
de cannabis, tu sauras, c'est Mounir ! » Mounir, chemise
claire, blazer jaune, le visage imberbe, plein et bronzé, dents
blanches, très joliment alignées, qui ne sait toujours pas comment
je m'appelle ni quel est mon métier. Il va finir par demander :
« Journaliste ! C'est extraordinaire ! Mon ami, avec
qui je fais tout, est journaliste, je connais plein de... »
etc.... « Il faut que tu me donnes ton adresse, je t'inviterai
à ma, comment dit-on déjà.... ? ». Conférence de
presse, « oui conférence de presse, je dois m'en souvenir ».
Il note derechef le mot sur l'enveloppe de papier kraft qui contient
les photos de son triomphe à la capitale. Le patron m'amène enfin
ma commande, un couscous poulet à 35 Dh. Mon voisin de table se
réfugie alors au téléphone, tandis que face à lui, sur son
enveloppe, un énorme criquet semble le fixer. C'est le patron qui
lui fait la remarque en rigolant, et Mounir rigole aussi. Ils
m'expliquent, chez nous, quand un criquet te regarde, c'est qu'il
t'annonce que tu vas te marier dans l'année. Je ricane un coup et je
finis mon assiette. J'avais une faim dont je n'avais pas tout à fait
conscience. Lui tout à son thé, son téléphone et ses olives,
jusqu'à ce que je pose ma fourchette. Je lui demande, j'ai entendu
parler de fortes tensions sur le prix du pain. Il confirme. Il n'a
pas assez plu cette année, c'est une catastrophe. Puis il évoque le
fonds de compensation qui agit pour la stabilité des prix des
produits de première nécessité, un fonds dont Jeff, mon hôte
casaouïte, m'avait déjà parlé. Le blé, le thé, l'huile, le
sucre, le butagaz et l'essence sont concernés.
« La situation est dangereuse
pour le pouvoir, qui a peur d'une révolution, par exemple ».
Par exemple, cette précaution
de langage me fait sourire.
« Et la nouvelle constitution, ça
amène du changement ?
- Du changement, quel changement ?
Ils mettent au gouvernement les gens que le peuple aime bien, mais ce
n'est pas le gouvernement qui a le pouvoir réel, au Maroc, ce sont
toujours les mêmes qui se cachent derrière tous les
gouvernements ».
Ainsi, me dis-je par devers moi, tu
n'as pas beaucoup d'estime, Mounir, pour les ministres que tu
exhibais, tout à l'heure.
« Du changement, il en faudrait,
c'est sûr », ajoute-t-il. « On ne peut pas vivre
tranquilles entre riches, 5 % de la population, et faire comme si les
95 % restants n'existaient pas ». Il s'assombrit.
« Il faut plus de.... de...
comment dit-on déjà ? »
Il cherche son mot, veut me
l'expliquer, dessine sur le set en papier quelque chose qui ressemble
à une balance.
« Une balance », osé-je.
Et il fait la moue. Je tente :
« La justice ?
- Oui ! La justice ! Comment
ai-je pu oublier la justice ! ».
Moi je me marre franchement, « elle
est bonne ta phrase, Mounir ». Et ça le fait bien gondoler, on
rigole tous les deux comme deux petits vieux enrhumés. Il me dit, entre deux
hoquets, « deux jours avec des ministres et ça y est, j'ai
oublié la justice ».
Quand il s'en va, heureux d'avoir
révisé son français, il me demande, si nous nous revoyons un jour,
de lui rappeler ce mot précieux, justice. Je lui réponds que je lui
ferai d'abord un petit dessin. Au revoir, Mounir.
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