jeudi 13 septembre 2012

Mes carnets du Maroc (25)

Quinzième jour
Il faut dire qu'ici, ou à Tétouan, la deuxième langue n'est logiquement pas le français, puisque avant l'indépendance en 1956, le Rif était sous protectorat espagnol. Et les Espagnols viennent en nombre, je dois dire, à Chef Chaouen. Je pense en particulier à une petite famille adorable, dans mon hôtel, les gamins me réveillent tous les matins vers 7 heures, mais j'aime ce réveil. La petite voix de la grande (elle doit avoir 3 ans) est un enchantement. Et elle l'ouvre, toujours en train de raconter un truc, ou de demander, mais pas de bonbons, pas le genre, plutôt comment c'est la vie des gens. Les parents, et surtout José le père, s'amusent toujours à la stimuler, ils jouent ensemble, lui posent des questions, lui montre une porte, une chaise ou ce qu'il y a sur la table, pour lui raconter des histoires que je ne saisis pas, et la gamine répond au quart de tour. Bien sûr les cajoleries ne sont pas rares, et il faut bien car les enfants, pour charmants qu'ils soient, sont des enfants, parfois ils hurlent, et même le matin. Ah, j'évoque ma matinée, je me rends compte que je n'ai pas raconté ma soirée d'hier.

Hier, je me suis senti de manger. Pas le grand repas qui tue, mais un peu. Je suis allé traîner autour des restaurants de la place Outa el Hammam et je me suis installé où j'ai pris mes habitudes, sur une des tables recouvertes d'une cotonnade bleue. Mais le patron qui, donc, m'a repéré, me demande, ça ne vous dérange pas de vous assoir à côté du Monsieur, « il veut vous parler ». Ce qui me surprend fort. J'accepte, en me disant puisque je ne suis pas capable de faire des rencontres par moi-même, il faut bien que j'accepte celles qui viennent à moi. J'ai donc mangé en compagnie de Mounir. Un ancien athlète international, qui a bien connu, dit-il, Stéphane Diagana. Il est aujourd'hui responsable détaché du ministère des sports marocains pour toute la région Tanger-Tétouan. « J'étais d'ailleurs à Rabat hier, pour une réunion de travail avec les ministres de l'intérieur, des sports et de la culture ». Ce qui fait trois ministres, et il a trois photos de lui avec, chaque fois, un vieux Monsieur différent à côté. Ce qui semble accréditer sa vantardise. Et il me précise qu'il n'était pas là-bas pour ses fonctions officielles, mais pour les recherches qu'il mène depuis douze ans sur le cannabis. Qui cultive du cannabis, pourquoi, dans quelle proportion... Surtout, comment réduire la production. Mounir est sûr de lui, sa force est qu'il a une maison dans le Rif, en plein coeur de la zone de production, et que, en conséquence, il connaît les agriculteurs. Il pense pouvoir réduire de 50 pour cent la surface consacrée au chanvre. Sa solution miracle est... de demander gentiment aux producteurs eux-mêmes, en les persuadant qu'en réduisant de 50 % la production, les prix, actuellement très bas, monteront. Il pense pouvoir convaincre 80% des agriculteurs, ceux qui sont diversifiés, qui n'éprouveront aucun mal à reconvertir leurs terres. Les 20 % restant, Mounir croit que ce sont les syndicats qui pourraient avoir leur peau en les obligeant à se diversifier... Des syndicats qui restent à créer, si j'ai bien compris. A la réflexion, c'est peut-être cette proposition la plus significative. N'empêche. Je n'ai pas douze années de travaux derrière moi, cependant, je le trouve bien optimiste, Mounir. Je lui dis que le point fondamental, ce qu'il faut d'abord prendre en compte, c'est que le paysan ne fera, en tout état de cause, que ce qui lui paraît le mieux pour sa famille. Est-ce qu'il ne faudrait pas, pour commencer, valoriser les autres productions ? Mais Mounir ne répond pas, ou plutôt si, au téléphone. A son retour dans la conversation il a occulté ma question et il me dit : « tu vois, si tu entends parler en France que le Maroc a baissé de 50 % sa production de cannabis, tu sauras, c'est Mounir ! » Mounir, chemise claire, blazer jaune, le visage imberbe, plein et bronzé, dents blanches, très joliment alignées, qui ne sait toujours pas comment je m'appelle ni quel est mon métier. Il va finir par demander : « Journaliste ! C'est extraordinaire ! Mon ami, avec qui je fais tout, est journaliste, je connais plein de... » etc.... « Il faut que tu me donnes ton adresse, je t'inviterai à ma, comment dit-on déjà.... ? ». Conférence de presse, « oui conférence de presse, je dois m'en souvenir ». Il note derechef le mot sur l'enveloppe de papier kraft qui contient les photos de son triomphe à la capitale. Le patron m'amène enfin ma commande, un couscous poulet à 35 Dh. Mon voisin de table se réfugie alors au téléphone, tandis que face à lui, sur son enveloppe, un énorme criquet semble le fixer. C'est le patron qui lui fait la remarque en rigolant, et Mounir rigole aussi. Ils m'expliquent, chez nous, quand un criquet te regarde, c'est qu'il t'annonce que tu vas te marier dans l'année. Je ricane un coup et je finis mon assiette. J'avais une faim dont je n'avais pas tout à fait conscience. Lui tout à son thé, son téléphone et ses olives, jusqu'à ce que je pose ma fourchette. Je lui demande, j'ai entendu parler de fortes tensions sur le prix du pain. Il confirme. Il n'a pas assez plu cette année, c'est une catastrophe. Puis il évoque le fonds de compensation qui agit pour la stabilité des prix des produits de première nécessité, un fonds dont Jeff, mon hôte casaouïte, m'avait déjà parlé. Le blé, le thé, l'huile, le sucre, le butagaz et l'essence sont concernés.
« La situation est dangereuse pour le pouvoir, qui a peur d'une révolution, par exemple ».
Par exemple, cette précaution de langage me fait sourire.
« Et la nouvelle constitution, ça amène du changement ?
- Du changement, quel changement ? Ils mettent au gouvernement les gens que le peuple aime bien, mais ce n'est pas le gouvernement qui a le pouvoir réel, au Maroc, ce sont toujours les mêmes qui se cachent derrière tous les gouvernements ».
Ainsi, me dis-je par devers moi, tu n'as pas beaucoup d'estime, Mounir, pour les ministres que tu exhibais, tout à l'heure.
« Du changement, il en faudrait, c'est sûr », ajoute-t-il. « On ne peut pas vivre tranquilles entre riches, 5 % de la population, et faire comme si les 95 % restants n'existaient pas ». Il s'assombrit.
« Il faut plus de.... de... comment dit-on déjà ? »
Il cherche son mot, veut me l'expliquer, dessine sur le set en papier quelque chose qui ressemble à une balance.
« Une balance », osé-je. Et il fait la moue. Je tente :
« La justice ? 
- Oui ! La justice ! Comment ai-je pu oublier la justice ! ».
Moi je me marre franchement, « elle est bonne ta phrase, Mounir ». Et ça le fait bien gondoler, on rigole tous les deux comme deux petits vieux enrhumés. Il me dit, entre deux hoquets, « deux jours avec des ministres et ça y est, j'ai oublié la justice ».
Quand il s'en va, heureux d'avoir révisé son français, il me demande, si nous nous revoyons un jour, de lui rappeler ce mot précieux, justice. Je lui réponds que je lui ferai d'abord un petit dessin. Au revoir, Mounir.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire