Dix-huitième jour
Fès. Ce matin j'ai encore hésité,
mais pas tant que ça, j'ai eu le sentiment que la décision était
prise. J'ai empaqueté tout ce que je pouvais, le grand sac, le
petit, et j'étais enfin sur la route. J'ai prévu de prendre le bus
de la CTM à 13 h 15, qui devait arriver à 16 h 30 à Fès. Le petit
taxi me dépose dans la gare routière et là tout se passe très
vite. Un mec me demande : Fés ? Je réponds oui. Il
m'amène dans la gare et me montre un guichet à côté de celui de
la CTM. Un bus privé, donc. Je me dis que ce sera moins cher, et
j'accepte. Devant le bus, je repère deux Français qui m'aprennent
que le bus que nous allons prendre n'est pas direct. Il faut
descendre à Sidi Kacem et de là prendre un autre bus. Je sens le
plan foireux, quand même. Il est midi et nous entrons déjà dans le
véhicule. Un taudis roulant, sur sa troisième vie, avec des
fauteuils moins rembourrés
que des chaises en bois, et à peine plus doux. En fait, le bus ne
partira pas avant d'être plein, 15 minutes après celui de la CTM.
Sur la route, des paysans chargés de ballots, de sacs plastiques,
hèlent le bus, et il s'arrête. Une vingtaine de personnes vient
ainsi occuper la travée centrale. Parmi elles, un jeune homme à la
peau sombre, dont j'admirais une main, avec laquelle il se
tenait au porte-bagage. Le dessin de cette main brune était
troublant de perfection, douce et ronde, elle dégageait en même
temps une magnifique impression de puissance. Et le paysan s'est
tourné vers moi, braquant son beau regard. Dans son visage rond,
deux olives charnues s'illuminaient d'une éclatante lumière noire. Une cicatrice
lui faisait une virgule, sous la lèvre. Il est descendu à Ouazane,
c'est à dire au premier arrêt, avec une quinzaine de collègues.
J'ai craint un instant que le vieil homme, à côté de moi dans la
travée, comme ses vêtements pouvaient le laisser supposer, ne sente la
biquette. Et il avait bien une odeur. Un peu de sueur, de feu de
bois. Mais surtout la prairie et le vent
clair et franc de la montagne.
Une véritable mer d'oliviers, avec ses
tumultes, ses vagues, nous environne, presque jusqu'à Sidi Kacem. Un
arrêt café pipi sur un parking qui n'a l'air de rien, dans une banlieue
foutraque et poussiéreuse d'une bourgade sans aspect. Nous
demandons, par prudence, si nous sommes à Sidi Kacem et, en fait,
nous y sommes. On aurait aussi bien pu faire le tour du Maroc sans
que personne ne nous adresse le moindre mot. Du coup nous lions
conversation avec ce couple de Parisiens, en attendant le bus de Fès.
J'apprends qu'ils y vont pour attraper leur avion. Il est environ 16 h 30, le bus se pointe, s'arrête en grinçant, on
s'occupe de nous et nous redémarrons assez vite. Je regarde ma carte
Michelin, franchement, je pense que nous n'en avons plus pour très
longtemps. D'ailleurs je lis un panneau, assez vite, Fès, 10 km.
Mais c'était sans compter que ce bus privé doit faire du chiffre,
et qu'il remplit, c'en est une conséquence, une mission de service public. Le
voilà qui ratisse toute la campagne pour récupérer les paysans du
coin, sur des routes qui n'ont jamais vu de goudron. Je ne regrette pas du tout la ballade, ce que j'y ai vu
d'humanité et de paysage est somptueux. Nous étions dans d'immenses
plaines vallonnées, au milieu de champs de blé dont le chatoiement, sous le
vent, me faisait penser à la Beauce de Zola. Sur la plaine mordorée se projetait en outre toute
la tragédie du ciel. Des
champs de patates, de carottes et de pois chiches, et des terrains en
friche, découpaient des parcelles parfois spectaculaires, en pente,
en terrasse, en haut d'une colline abrupte, chaque once de terre
est exploitée. Des jeunes filles perchées sur des ânes, le
petit frère, sans doute, à la suite, en extase, fier de conduire
son animal, ramenaient de grandes corvées de branchages. Juste
derrière, trois femmes fatiguées, visiblement heureuses, rigolaient,
les cheveux noirs dépassant du châle et le visage brun source des
mêmes harmonies que l'incessant concert du soleil, des nuages et du vent. Quelques kilomètres plus loin, un jeune homme
vêtu d'une Djellabah rouge vif taquinait une jeune fille de son âge. Un
petit gars, plus loin encore, sur son âne, nous faisait un salut jovial
auquel je ne sus répondre que par un tendre sourire. La beauté
brusque et folle de chacun, je dis bien de chacun de ses personnages.
Folles, comme sont les herbes sauvages, je n'arrête pas de comparer
ses sublimes apparitions à des fleurs sauvages. Je me laisse séduire
par ce lieu commun, or je sais que la seule sauvagerie, ici, est la
force de mon regard, de mon désir, de mon amour pour eux, pour ce
pays. Que de beautés crues j'ai vu à travers la vitre.
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